Dans l'ombre des Lumières
courageuse, mais je sens déjà mes jambes faiblir.
— Restez près de moi, ma fille, je ne vous quitterai pas.
Il lui donna la main.
Les Marat commencèrent à garrotter les prisonniers par couple. L’un d’eux allait lier Amélie à une autre femme, mais le chevalier intervint.
— Je vous en prie, citoyen, si nous devons mourir, laissez-nous au moins passer nos derniers moments ensemble.
Le garde hésita quelques secondes, puis commença à les lier en leur adressant un regard plein de complicité lubrique. Il serra tellement fort que la corde leur scia le poignet jusqu’au sang. Et, comme si cette torture ne suffisait pas, un gaillard vint appuyer sur les nœuds à l’aide de son genou.
Pendant ce temps, les coquins avaient trouvé quelques provisions de bouche. Ils entamèrent la chanson de la Gamelle sur l’air de la Carmagnole :
Mangeons à la gamelle,
Vive le son, vive le son,
Mangeons à la gamelle,
Vive le son du chaudron !
L’attente fut longue, les préparatifs interminables. Des Jacobins buvaient, ripaillaient pendant que d’autres continuaient d’attacher les prisonniers. Les plus naïfs voulaient encore croire à un simple transfert ; d’autres suppliaient de servir la patrie : démarche à la fois pathétique, humiliante et dérisoire. Les Marat avaient déjà noyé des centaines de prisonniers de droit commun, dont un soldat républicain condamné à quinze jours de prison pour le vol d’un pantalon ! Alors, ce n’était pas les suppliques d’une bande de brigands qui pouvaient les émouvoir.
La plupart des Vendéens savaient désormais à quoi s’en tenir et, malgré les précautions prises par quelques tueurs, un vent de panique souffla sur l’Entrepôt ; des femmes gémissaient, des enfants pleuraient ; des hommes imploraient. Mais beaucoup de condamnés restaient prostrés ; ils avaient combattu pendant neuf mois, marché des centaines de lieues dans la boue, traversé une partie des anciennes provinces d’Anjou, de Normandie et de Bretagne ; ils souffraient de la faim, de la maladie et n’avaient plus que la peau sur les os ; la mort serait pour eux une délivrance.
Malgré la présence réconfortante du chevalier de Kervéron, Amélie était terrifiée. Elle ne cessait de penser à Antoine. La perspective de ne plus jamais le revoir, de ne plus l’entendre, éveilla en elle une souffrance et une tristesse infinies. Pourquoi n’était-elle pas aussi forte que toutes ces femmes qu’elle avait vu affronter leur fin avec courage ?
On les fit sortir de l’Entrepôt, garrottés par couple, puis on les obligea à s’aligner devant une haie de gardes nationaux qui les attendaient dans la rue. Des Nantais, venus assister à la sinistre procession, se pressèrent contre la rangée de soldats. En voyant ces badauds, les prisonnières, qui agrippaient des bébés de leur main libre, s’adressèrent à eux en pleurant.
— On n’a même pas été jugées. On va nous noyer, pitié ! Prenez nos enfants.
Les bras de quelques Nantais charitables se tendirent alors dans leur direction. Des Vendéennes en profitèrent pour sauver leur progéniture, mais d’autres s’y refusèrent ; une républicaine attrapa au vol le nourrisson qu’une malheureuse paysanne venait de lui lancer comme un ballon.
— J’en prendrai soin, promit la bonne femme d’une voix émue.
Des soldats de la garde nationale passèrent plusieurs enfants des bras de leurs mères à ceux des Nantais. Les yeux de ces femmes ravagées de douleur, les cris déchirants de leurs petits, les adieux émouvants qu’elles leur adressaient, toute cette détresse rendait Amélie folle de désespoir. Elle voyait bien qu’à ses côtés le chevalier faisait des efforts surhumains pour se contenir ; elle aurait voulu qu’il pût s’exprimer une dernière fois, mais, en dépit d’une émotion visible, il conservait sa réserve.
Le poignet d’Amélie lui faisait atrocement mal. Sa main était lourde, congestionnée par le sang qui s’y accumulait depuis des heures, la douleur devenait insupportable. Avec des centaines d’autres voix, elle supplia en vain les bourreaux de la soulager :
— Desserrez nos liens, je vous en conjure.
Mais ils ne répondirent pas. Au bout d’un moment, l’un des Marat, lassé par toutes ses plaintes, fondit sur un groupe de prisonniers qu’il rossa copieusement à coup de plats de sabre, le visage défiguré par la haine. Tous les condamnés se turent et
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