Dans l'ombre des Lumières
supportèrent sans broncher leur tourment.
Ils arrivèrent près des quais de la Loire, devant la cale d’embarquement. On fit une halte. Les Marat comptèrent les prisonniers et s’aperçurent que l’un d’eux avait défait ses liens.
— C’est toi, scélérat, qui l’as détaché, lança l’un des criminels au compagnon du fuyard.
Le pauvre bougre eut à peine le temps de dénier qu’une lame lui transperça le ventre. Il s’effondra en poussant un râle. Le cœur d’Amélie battit la chamade. Le chevalier de Kervéron lui parla pour tenter de la calmer. On poussa le cadavre qui tomba dans l’eau comme un pantin désarticulé.
Des bourreaux commencèrent à les fouiller ; ils arrachèrent les cravates, les ceintures, les bonnets, vidèrent les poches, passèrent les mains sous les jupons et les chemises. L’un des tueurs s’occupa plus particulièrement d’Amélie. Il sentit soudain quelque chose de dur dans le revers de son jupon ; il s’agissait des derniers bijoux qu’elle y avait cachés ; elle s’était astreinte jusque-là aux rations les plus maigres afin de garder ce petit trésor en cas d’évasion.
L’homme déchira le jupon à l’aide d’un couteau. Il eut un sourire radieux lorsqu’il découvrit les pierres. Cet homme, c’était Brutus Mercier, le gaillard blond qui avait empêché Favier d’emmener Amélie hors de l’Entrepôt. À ses côtés, se tenait un être chétif au regard oblique que la jeune femme avait déjà entrevu au Bon Pasteur. Il se nommait Cincinnatus Merrein.
On fit monter les deux condamnés sur une passerelle de planches posées de barque en barque, jusqu’à une galiote. Un batelier en profita pour leur ravir le peu qui leur restait. Comme les autres, il revendrait les vêtements des morts sur la place publique, dès le lendemain.
Le chevalier de Kervéron soutint Amélie qui venait de trébucher.
Au bout de la passerelle, les assassins les poussèrent dans une galiote, à fond de cale, où ils purent continuer de les dépouiller à l’abri des regards. Depuis les premières noyades, le système du meurtre de masse avait gagné en efficacité. Puis, lorsqu’ils furent presque entièrement nus, ils les précipitèrent dans une gabare où près de trois cents Vendéens étaient déjà entassés. Il est impossible de décrire ce qu’endurèrent alors Amélie et toutes les personnes qui l’accompagnaient : l’obscurité, l’effroi devant la mort imminente, les corps contusionnés par la chute, les appels à l’aide, la bousculade, l’agitation désordonnée d’une masse de chair pantelante. Le chevalier de Kervéron saignait de l’arcade sourcilière et souffrait de multiples contusions ; Amélie avait plusieurs côtes cassées, mais sa terreur était telle qu’elle ne sentait plus rien. L’instinct de survie avait repris le dessus, comme une traîtrise. Les mains s’élevaient, implorantes, essayant de soulever la planche grillée qui scellait les écoutilles. Les assassins postés sur le pont commencèrent à sabrer tout ce qui dépassait. Le chevalier sentit une sensation glacée, puis immédiatement brûlante ; deux phalanges de sa main gauche venaient d’être sectionnées. À cause de la douleur, il eut une réaction réflexe qui entraîna Amélie contre la paroi. Elle en fut presque assommée. Mais le chevalier continuait de pousser la grille de toutes ses forces, avec l’énergie du désespoir.
Les Marat ouvrirent les soupapes. L’eau commença à s’engouffrer. Les cris de panique redoublèrent ; les mouvements des victimes devinrent plus furieux, plus désespérés. Ils avaient déjà de l’eau jusqu’à la taille. Amélie fut bousculée, meurtrie, frappée involontairement par tous ses membres et ses corps nus que l’épouvante endiablait. Elle voulait encore vivre, contre toute vraisemblance ; elle s’agitait inutilement ; elle ne faisait plus attention à son compagnon d’infortune qui avait rompu ses liens, mais restait avec les autres, prisonnier de la gabare. Ils avaient désormais de l’eau jusqu’aux épaules. Amélie criait et pleurait ; elle ne rencontra que le visage indifférent ou rieur de ses assassins qu’éclairaient faiblement des chandelles, là-haut, à l’air libre, vers la vie ; elle hurla au secours, elle appela Antoine, puis sa mère ; désormais, elle n’était plus qu’une enfant qui réclamait la protection maternelle ; l’eau pénétra pour la première fois dans sa
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