Dans l'ombre des Lumières
se rendre à Barcelone. Après avoir longuement insisté, il avait obtenu la permission d’y mener son enquête pendant un mois seulement, à condition de partir seul et de ne pas dépasser le territoire de la Catalogne. Il se ferait aider au besoin sur place par la junte de police et l’armée. Pour trouver un imposteur comme Voisard dans un laps de temps si court, un véritable miracle serait nécessaire. Mais l’espèce d’attachement que Daubier ressentait désormais pour Antoine, ainsi que la volonté de prendre sa revanche sur le fugitif, le poussèrent à relever le défi. Est-il besoin de le dire ? Antoine fut très ému par le courage et la détermination du commissaire. Il lui recommanda une dernière fois d’être prudent et ils se quittèrent.
Daubier prit le chemin de la Catalogne vers la fin du mois d’août 1812, alors que le roi Joseph et le corps d’armée qui l’accompagnait avaient déjà quitté Madrid. Il ne put donc voir le spectacle à la fois tragique et grotesque de cette immense colonne de courtisans et de soldats qui fuyaient en abandonnant leur butin aux Anglais.
En arrivant à Barcelone, Daubier découvrit une province où, depuis près de quatre ans, se livrait une guerre sans merci, un pays où les villages étaient brûlés, les partisans pendus aux balcons des maisons et aux branches des arbres, une contrée où les atrocités des guérillas et des juntes répondaient à celles des troupes de l’Empire. La capitale de la Catalogne était meurtrie et désertée par une partie de sa population ; elle avait supporté le blocus, la disette, les exécutions sommaires et les assassinats crapuleux commis par la police, du temps de Ramon Casanova et du général Lechi ; les Français vivaient retranchés dans la ville et seules des colonnes mobiles du 7 e corps pouvaient s’aventurer dans la campagne.
Après s’être présenté aux autorités militaires, Daubier prit des renseignements sur le Vieil Âne Rouge . Il fit surveiller l’auberge par quelques agents de police, puis organisa une perquisition, mais, le jour venu, le repaire était vide. De toute évidence, les habitués du lieu avaient été prévenus. Daubier ignorait que le Vieil Âne Rouge servait de façade à un trafic de bijoux et d’œuvres d’art auquel plusieurs militaires français participaient. On mit toutefois la main sur un comparse à qui l’on présenta le portrait de Voisard, mais l’homme resta muet. Daubier poursuivit son enquête aux quatre coins de la ville, interrogeant les alcades de quartier, fouillant les entrepôts du port, visitant les maisons suspectes de La Rambla ou de Barcelonetta. On mit le portrait du fugitif sous le nez des soldats, des bourgeois, des marins, des artisans, mais personne ne le reconnaissait. Non sans raison, Daubier soupçonnait les habitants de ne pas vouloir coopérer avec les autorités impériales. Cet homme que le traducteur de Daubier présentait comme un bagnard évadé, était sans doute à leurs yeux un somaten , un chef de miquelets 1 , enfin quelque brillant héros de la guerre de libération. L’hostilité avec laquelle les habitants dévisageaient le policier français, la manière dont ils éludaient ses questions laissaient peu de doutes sur leurs intentions. Involontairement ou non, certains donnaient de fausses pistes. Les uns prétendaient avoir vu l’homme du côté de la porte de l’Ange ; les autres aux environs des portes Neuve et Saint-Antoine. Daubier dut écumer les environs sous la protection d’un détachement de guides catalans, mais tout fut vain.
Il désespérait de trouver une piste, lorsqu’un informateur de la police lui assura avoir vu Voisard, un mois plus tôt, à l’auberge du Vieil Âne Rouge , en compagnie d’un marchand au détail. Il fallait diriger les recherches sur cet homme. On trouva rapidement son nom, Bernat Noguès, puis sa boutique, un petit débit de poissons de Barcelonetta. Daubier fit immédiatement installer un dispositif de surveillance. Cette fois, il prit soin de ne rien dire à personne et de sélectionner avec soin les agents qui l’accompagnaient.
L’échoppe était fermée. Daubier s’installa dans l’immeuble situé en face, au dernier étage. Ses hommes, déguisés, surveillaient la rue jusqu’au port. Une journée passa, mais personne ne vint. Le lendemain, un homme s’approcha discrètement de la boutique. L’indicateur adressa aussitôt le signe convenu : il s’agissait bien de
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