Dans l'ombre des Lumières

Louis XVIII, dans son exil de Bruxelles. Les armées de l’usurpateur reculent partout en Europe. Bientôt, les Bourbons siégeront à nouveau sur les trônes de France et d’Espagne ; or, d’un commun accord, Leurs Majestés veulent restaurer la monarchie et l’Église catholique dans tout leur lustre.
    Voyant la réaction admirative de son interlocuteur, Voisard conclut avec conviction :
    — Cette mission-là, mon père, est bien plus importante que l’avenir d’une dynastie. Il en va de notre sainte religion. Voyez ce que les Jacobins ont fait en France ! Ne laissons pas le poison de leurs pernicieux principes pénétrer le sang pur de la monarchie espagnole…
    Le prêtre était ébranlé et Voisard porta l’estocade.
    — Mais si vous doutez encore de moi, moi qui ai tant combattu la Révolution et qui n’hésiterais pas un instant à risquer une nouvelle fois ma vie, alors j’affronterai seul le danger…
    — Non, Señor . Depuis plus d’un mois que je vous connais, je vous ai vu à l’œuvre. Vous nous avez prévenus des projets d’arrestation dont vous aviez eu connaissance ; vous nous avez fait livrer de l’argent et des armes, encore plus rapidement que les Anglais. Mais vous savez, je suis d’une nature méfiante, et j’ai pris mes renseignements auprès du général O’Donnell, qui a lui-même écrit à Londres à votre sujet. J’attends leur réponse, mais d’ores et déjà, vous m’avez donné suffisamment de preuves de votre loyauté.
    Voisard s’inclina avec gratitude, trop content de constater qu’il n’aurait pas à mentir sur son procès et sa véritable identité. Sans doute le cabinet de Saint-James lui-même ne savait-il rien. En tout cas, il était temps de quitter Barcelone et de changer à nouveau de déguisement. S’il n’était pas fusillé par les Français, il le serait par les Espagnols et les Anglais.
    — Je dois partir avant l’aube, padre .
    Le prêtre rappela son domestique.
    — Pablo, que voici, vous accompagnera jusqu’aux environs de Madrid. Là, un autre guide prendra son relais jusqu’à Cadix. Vous pouvez avoir une entière confiance en ces hommes. Ils me sont entièrement dévoués. Pablo connaît tous les guérilleros de Catalogne, notamment Claros et le chanoine Rovira. Et, pour commencer, il vous aidera à sortir de la ville en évitant les patrouilles françaises.
    Voisard remercia le moine et partit en compagnie de son guide. C’était en vérité un couple bien étrange que celui formé par le serviteur catalan et l’assassin français déguisé en moine espagnol.
     
    Il fallut des semaines, à dos de mule, pour arriver jusqu’à Saragosse, d’autant plus que Voisard et Pablo furent contraints d’accompagner une guérilla pendant plusieurs jours. Le bagnard évadé se sentit tout de suite à son aise au milieu de cette troupe hétéroclite de montagnards catalans, de déserteurs napolitains et allemands. Il regretta même de ne pouvoir utiliser une si alléchante couverture pour organiser quelques pillages. Mais il dut aller au bout de sa nouvelle supercherie. Les deux hommes firent une halte près de Saragosse puis se rendirent jusqu’aux environs de Madrid où Pablo partit à la recherche de son remplaçant, Enrique. Comme le père Ricardo n’avait pas eu le temps de prévenir ce dernier, il fallait le convaincre d’effectuer un si périlleux voyage. Voisard était resté seul dans une clairière lorsqu’il vit arriver les deux hommes. En découvrant le visage du prétendu moine, Enrique eut l’air surpris.
    — Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Voisard, agacé.
    — Pardonnez-moi, Señor , mais vous ressemblez comme un frère à un Français qui vit près d’ici.
    — Quel Français ?
    — Un noble, el Señor conde de Saint-Amant. En vous voyant, j’ai cru à une diablerie.
    Voisard dressa l’oreille.
    — Et tu dis qu’il me ressemble ?
    — Par la sainte Vierge, si vous n’étiez pas déguisé en prêtre, j’aurais traité de menteurs tous ceux qui auraient prétendu que vous n’étiez pas Saint-Amant.
    — Hum ! Ce nom me dit en effet quelque chose, mentit Voisard avec adresse.
    — Bien, je dois rentrer à Barcelone, Señor , interrompit Pablo.
    Voisard le remercia rapidement et, dès que son premier guide se fut éloigné, il reprit avidement la conversation avec Enrique. Ce dernier avait l’avantage de parler assez bien le français, contrairement à son prédécesseur qui ne savait que