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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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modèle avait la peau délicate, la bouche pulpeuse et vermeille, des traits fins, une féminité déconcertante et un corps qui n’était pas tout à fait celui d’un homme. Le maître jeta un œil courroucé puis indifférent sur le visiteur. Antoine, quant à lui, le regardait évoluer dans la salle. Desprez s’approchait de chaque élève, le corrigeait doucement ou le reprenait avec sévérité. C’était un homme assez laid, de taille médiocre ; sans être camard, son nez paraissait un peu épaté, sa peau flasque, son teint jaunâtre, ses lèvres trop charnues, ses yeux naturellement cernés ; l’expression était morne, dédaigneuse ou agressive. Sa laideur n’était pas de celles qui fascinent ou repoussent, c’était une disgrâce d’ensemble, pleine de fadeur et de platitude. En dépit d’un tel physique, Antoine fut impressionné par le caractère du personnage. Son apparence revêche ne le tourmentait pas, mais le rassurait. Atrabilaire et saumâtre, c’est ainsi qu’il concevait les grands peintres. Chez eux, la rudesse n’était que la manifestation d’une nature exigeante.
    La leçon s’achevait. Des élèves s’attardaient un moment auprès du maître pour l’entretenir en privé ou fignoler leurs dessins. Moreau proposa à Antoine d’approcher.
    — Voici M. Loisel qui nous vient de Toulouse avec une lettre pour vous, dit-il à Desprez.
    Le maître arracha le document des mains de son assistant.
    — Voyons cela… Hum ! Charles-Henri Rivière, négociant… Connais pas !
    — Cadedis 4  ! C’est un ours ! songea Antoine en frémissant.
    — M. Rivière est un marchand de Grenoble que vous avez peint autrefois, bafouilla le jeune Toulousain.
    — Je sais lire, Monsieur, je sais lire… Mais ce bourgeois s’imagine-t-il que, parce que j’ai un jour accepté de le peindre, je deviendrai son éternel débiteur ? Voici une histoire bien cocasse, ajouta-t-il en prenant à témoin son assistant qui acquiesça aussitôt servilement.
    La lâcheté de Moreau étonna Antoine. Malgré le caractère bilieux de Desprez, il ne s’attendait pas à un tel accueil. Alors que le Toulousain demeurait pétrifié, les ongles enfoncés dans les paumes, Desprez reprit sur un ton moins rocailleux.
    — Bien, bien, maintenant que vous êtes ici, nous n’allons pas vous chasser, n’est-ce pas ?
    L’assistant s’approcha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille.
    — M. Moreau m’apprend que vous avez déjà fait le voyage d’Italie. C’est mettre la charrue devant les bœufs. Comment apprécier la profondeur de l’art lorsqu’on n’y entend rien…
    — J’ai eu cette chance, en effet. J’ai cru qu’il serait utile de décrasser mon ignorance avant de vous côtoyer, Monsieur.
    Desprez fit semblant de goûter l’ironie.
    — Vous avez de l’esprit, c’est un fait… Appréciez-vous l’antique ?
    — Je l’admire à chaque instant…
    — Il ne faut point s’y asservir. Depuis que l’on a découvert les ruines de Pompéi, il y a quarante ans, les ignorants et les sots ne jurent que sur les Anciens. La plupart des concours prennent comme thèmes, non plus les scènes bibliques, mais l’art des Grecs et des Romains. Vous avez lu, bien entendu, le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce ou encore la description du temple de Paestum par Lagardette ?
    Antoine opina humblement.
    — Où sont vos esquisses, Monsieur ? Vous ne portez point de carton !
    — Eh bien, je viens d’arriver à Paris et…
    — Comment ! s’insurgea Desprez, vous n’avez rien à me montrer. Votre talent serait-il dessiné sur votre figure ?
    — Mais je…
    — Allons, ôtez-vous d’ici, vous me faites perdre mon temps… et revenez quand vous aurez rassemblé ce que vous croyez être de l’art.
    Moreau baissa les yeux comme un écolier. Il n’eut pas le courage d’affronter le maître ou de soutenir le regard d’Antoine. Quelques garçons traînaient encore dans la salle ; le Toulousain eut la sensation d’être l’objet de la risée générale. Il devint rouge de honte et se promit de ne jamais remettre les pieds dans ce maudit palais. Il avait rarement éprouvé une telle humiliation.
    Il avança mécaniquement dans la rue ; le front lui brûlait et son cœur battait la chamade. Au lieu d’incriminer la cruauté du professeur, il se considéra lui-même comme l’être le plus sot du monde. Il erra ainsi pendant une demi-heure avant de se ressaisir. Il ne fallait

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