Dans l'ombre des Lumières
pensée le détendit un peu. Il consentit même à livrer sa honte.
— Hector Desprez, peintre de l’Académie royale, s’est montré… comment dire ? plutôt glacial. Il m’a ridiculisé en public…
Éléonore réfléchit quelques instants, avant de répondre d’un ton assuré.
— Étudiez-le donc encore un peu. Faites mine d’épouser ses idées, sans pourtant les adopter, mettez à profit vos rencontres pour tout examiner. L’important est qu’il puisse vous transmettre ses connaissances.
— Cet homme m’humiliera davantage. Je ne pourrai jamais le supporter. Nous autres, Gascons, avons le sang vif. Nous nous mettons l’épée à travers le corps pour une bagatelle.
Éléonore rit de bon cœur, tant la franchise et l’innocence d’Antoine lui parurent touchantes. Le rire de Mme d’Anville, tout aussi spontané que le commentaire de Loisel, fit ressortir sa fraîcheur et la rendit encore plus accessible. Antoine rit avec elle, puis la considéra avec désir. Il avait déjà ressenti le même trouble, la veille, mais n’osait se l’avouer. Le charme d’Éléonore, sa position entre deux âges avaient quelque chose d’ensorcelant. Il ne se disait pas clairement qu’elle aurait pu être sa mère, il éprouva seulement un étrange picotement dans la nuque, une forte chaleur qui lui enflammait les joues ainsi qu’une brève accélération du cœur. Tout semblait si soudain. Il allait trop vite en besogne.
— Madame, je ne sais pas feindre. Je ne pourrai pas me retenir de lui répondre et de faire une bien mauvaise figure.
— Il faudra pourtant vous contenir. N’oubliez pas votre but. Je suis persuadée que vous saurez l’atteindre sans froisser votre honneur ni entamer votre dignité. Il suffit pour cela d’un peu de diplomatie. Vous verrez, le temps enseigne toutes ces choses. Je sais que votre âge y répugne, mais les vérités de ce monde ne sont pas aussi tranchées que vous l’imaginez.
Ce discours lui parut énigmatique. Il en pénétrait le sens général, mais doutait des intentions d’Éléonore. Pourquoi prenait-elle son parti si rapidement et avec tant de chaleur ? Le faisait-elle uniquement pour satisfaire le père d’Antoine, un homme qu’elle ne connaissait même pas ? Il s’en défendait encore, mais l’idée que cette femme n’était pas insensible à son charme faisait lentement son chemin.
Après le retour d’Étienne d’Anville, il rentra rue Mauconseil où il passa une nuit agitée. Il songeait à Éléonore. Elle dormait à quelques toises, dans le lit conjugal où, sans doute, elle s’ennuyait à mourir. Il s’imagina qu’au même instant, elle rêvait de lui et il voyait ses seins se gonfler de désir.
Il s’éveilla le lendemain, tout guilleret. Il ne ressentait même pas la fatigue d’une nuit agitée. L’échange qu’il avait eu avec Mme d’Anville, les sentiments qu’il pensait éprouver pour elle lui donnèrent la force d’affronter le monde. Desprez ne serait plus qu’un misérable hors-d’œuvre ; il n’en ferait qu’une bouchée. Mais pour l’heure, il nourrissait un autre projet, celui de visiter Versailles. Il allait s’y rendre quand, tout à coup, il se vit dans un miroir, attifé comme le dernier des pouilleux. Lui, qui ne s’était jamais préoccupé d’élégance, fut soudain obsédé par sa mise. Il fallait paraître beau pour se montrer devant le roi, la reine, les princes et toute la noblesse de Cour.
Il sillonna un moment le quartier lorsqu’un petit bassin blanc, peint sur une enseigne bleue, lui indiqua la présence d’un perruquier. Par chance, le dernier client quittait la boutique. Un homme, débordant d’obséquiosité, accueillit alors Antoine comme un seigneur.
— Monsieur veut être frisé ?
— Oui, dit le Toulousain en se frottant le menton. Par la même occasion, débarrassez-moi de cette méchante barbe que je porte depuis trois jours.
— Bien, Monsieur, prenez place, je vous prie. Vous avez fait le bon choix. Depuis plus de soixante-dix ans, notre maison fait référence en matière de coiffure. N’est-il pas agréable d’abandonner le soin de sa personne à un homme de l’art ?
Antoine ne prit pas la peine de répondre et se contenta de s’asseoir. Sur une table étroite, il vit un bassin en émail, dans lequel flottaient une savonnette et un coquemar de cuivre rouge qui servait à chauffer l’eau dans la boutique. Un peu plus loin encore, il aperçut une lanière
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