Dans l'ombre des Lumières
Atlantes, enchâssé les tapisseries dans la voûte ?
— Vous voyez les espaces vides de la galerie, indiqua Moreau. Qui sait si l’un de nous ne pourrait un jour les remplir et se couvrir de gloire !
Antoine répondit d’un sourire et ses yeux étincelants approuvaient cette prétentieuse hypothèse.
Depuis une extrémité de la salle, séparée par une simple cloison, on entendit résonner la voix haut perchée d’un professeur.
— Est-ce M. Desprez qui enseigne à ses élèves ?
— Non, c’est M. Guibal, le maître de géométrie et de perspective. Venez, nous allons discrètement nous approcher.
En disant cela, Moreau avait eu la mine espiègle d’un enfant, ce qui le rendit plus sympathique. Après tout, ils deviendraient peut-être amis, pensa Antoine, en suivant l’assistant sur la pointe des pieds. Il se sentait maintenant à son aise. Il aimait cette atmosphère, l’odeur de peinture, le scintillement des dorures, le craquement du plancher vernissé sous ses pas.
— … Ne l’oubliez pas, Messieurs, pérorait le professeur Guibal, dans l’enfance, la tête est beaucoup plus grosse que dans les autres âges, si on la compare au reste du corps… En revanche, la proportion de sept têtes et deux parties – c’est-à-dire sept têtes et demie – convient à un jeune homme dont l’éducation efféminée n’a pas permis aux fatigues et aux exercices violents le soin de développer entièrement les ressorts. C’est ainsi que se trouve proportionné l’Antinoüs du Vatican… La proportion de huit têtes pour la figure entière est propre à représenter la stature d’un jeune homme dans l’exercice des armes : c’est la statue du Gladiateur mourant qu’on voit à Rome… L’âge viril se caractérise par une dimension moins allongée. L’ Hercule Farnèse a sept têtes, trois parties, sept modules… Enfin, l’approche de la vieillesse doit donner un caractère plus quarré pour marquer l’appesantissement des parties solides. Le Laocoon n’a que sept têtes, deux parties, trois modules…
— Pardonnez-moi, Maître, mais qu’en est-il de la représentation du beau sexe, demanda un élève en rougissant au milieu du ricanement de ses camarades.
Antoine Loisel et Jean-Baptiste Moreau se regardèrent amusés comme des adolescents.
— Très bonne question, mon ami. Indépendamment de la hauteur totale, qui est moindre dans les femmes, elles ont le col plus allongé, les cuisses plus courtes, les épaules et les seins plus serrés ; elles possèdent davantage de largeur dans les hanches, de grosseur dans les bras, d’étroitesse aux pieds. Enfin, leurs muscles, moins apparents, rendent les contours plus égaux et leurs mouvements plus doux…
Le discours était convenu. Antoine demanda d’un signe à son guide de poursuivre la visite et les deux hommes sortirent un instant dans la cour.
— Il nous faut patienter, dit Moreau. Je crois que vous vous ennuieriez à suivre ce genre de leçons. Vous en savez déjà beaucoup, il me semble. Dites-moi donc, quelle est votre spécialité ? Les paysages, les portraits, les animaux, les batailles ?
— Ma foi… Je n’ai point encore d’idées bien arrêtées sur le sujet. À vrai dire, j’aime changer de thème suivant mon humeur ou l’occasion qui se présente.
— Il faudra pourtant vous discipliner, si vous voulez impressionner le maître et faire carrière.
— Ah !
Tout à coup, le visage de Moreau s’éclaircit, prenant une tournure presque religieuse.
— Monsieur Desprez est un grand artiste. Excepté Vien et David, il n’a pas vraiment son pareil à l’Académie.
— Avez-vous quelques conseils à me donner pour mon audience ? Je vous en serais fort gré.
Il y avait, dans le phrasé du Toulousain, quelques formules délicieusement désuètes ou impropres qui sentaient son provincial. Mais, loin de s’en moquer, Moreau, en fut touché.
— Évitez de le contredire et tout se passera bien.
Ils pénétrèrent avec cérémonie dans une salle où Desprez achevait sa leçon de dessin. Le silence des élèves, interrompu de temps à autre par la voix forte et virile du maître, suggérait la soumission et peut-être la crainte. Devant eux, se tenait, immobile, un jeune homme presque entièrement nu, d’une rare beauté. Antinoüs ? L’amant de l’empereur Hadrien, son nom, son image supposée, évoqués précédemment par maître Guibal, revinrent alors à l’esprit d’Antoine. Le
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