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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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conjectures le poussèrent dans la rue.
    Il y régnait une ambiance festive, une atmosphère de célébration spontanée. C’était une gigantesque sarabande, un tourbillon de cris, de chants, de danses désordonnées. Au sein de la foule, certains titubaient déjà, levant haut leur carafon de clairet, divaguant entre les carrioles immobilisées et les flaques de boue. L’attention d’Antoine fut soudain attirée par une exclamation plus bruyante que les autres.
    — Vive l’Assemblée nationale !
    Il agrippa le drôle par la manche.
    — Que dis-tu ? Que se passe-t-il ?
    L’homme se contenta de lui exhaler son haleine corrompue au visage. Par chance, un artisan plus sobre, mais tout aussi enthousiaste, lui répondit avec une précipitation d’affamé.
    — Comment ? Vous n’êtes pas au courant ? Le Tiers vient de se constituer en Assemblée nationale sur la motion de Legrand !
    Loisel eut la confirmation qu’il vivait une page d’Histoire. Cette fois encore, il oublia tout et voulut se consacrer entièrement à l’événement. Assemblée nationale ! Il se répéta ces mots magiques avec volupté. Tout le reste lui parut subitement dérisoire, son travail, la trahison d’Éléonore…
    Mais il dut bien vite brider son enthousiasme pour se concentrer sur le souper que donnait Mme de Nogaret. Comment se comporter chez une femme de son rang ? Il n’avait pas été élevé en rustaud. Il possédait quelques manières, mais ignorait les mœurs de la bonne société parisienne. S’il n’y prenait garde, il commettrait certainement mille balourdises ! L’invitation devint dès lors un supplice. Tout en se promenant, il se remémora les conseils que lui prodiguait autrefois l’abbé Renard. À mesure que les phrases du vieil homme lui revenaient à l’esprit, il se détendait. « Si tu es le plus jeune et qu’il n’y a aucun prêtre parmi les convives, disait l’abbé de sa voix douce, c’est toi qui réciteras la bénédiction. Avant de te laver les mains, témoigne quelque déférence aux invités, sans faire cependant trop de cérémonie. Il est très incivil de s’affaler sur son siège, de poser ses coudes sur la table, de frotter ses dents ou de se moucher avec sa serviette. On ne ratisse jamais son plat ; on évite de faire du bruit avec ses couverts ; on ne gesticule pas, le couteau en main, comme un rustre. Il ne faut pas manger avec précipitation, cela sent le gourmand. Ne t’avise pas non plus de humer le potage dans l’écuelle, c’est contre la bienséance. Ah, j’oubliais, ne dis jamais, je reprendrais bien de la “volaille”, mais du chapon, du poulet ou de la poularde, on ne parle de volaille qu’à la basse-cour… »
    Ces rudiments de politesse, certainement utiles pendant l’adolescence, se révélaient désormais insuffisants. Il chercha un moyen de décliner l’invitation, mais la peur de se montrer grossier le fit reculer.
    Une berline, conditionnée à la française, vint le chercher à l’heure dite pour le conduire chez Mme de Nogaret. L’équipage trottina ainsi une demi-heure pendant laquelle le Toulousain fut à la torture. Il s’était habillé sans extravagance, mais ne s’estimait pas encore à l’abri du ridicule. La berline s’immobilisa enfin ; à l’extérieur, plusieurs carrosses et quelques cochers jacassaient devant un bel hôtel. Suivant de près un domestique, il traversa une cour magnifique, agrémentée d’une fontaine de pierre, de colonnades et de treillages fleuris. Au centre, le regard marmoréen d’un empereur surveillait l’entrée du jardin d’hiver. Mme de Nogaret devait être une duchesse ou l’épouse de quelque fermier général. Il arriva enfin dans le grand salon. Tout y était somptueux, les murs tendus de damas cramoisi, les boiseries sculptées, les marbres nègres posés sur des gaines antiques, les vases de porphyre et de lumachelle.
    À l’entrée du salon, le domestique marqua un temps d’arrêt. On s’exprimait ici poliment, à voix basse ; les chuchotements se mêlaient au froissement des étoffes, aux pas feutrés des laquais. Un groupe de personnes était installé au milieu de la pièce, près d’une grande table ovale recouverte de velours frangé d’or.
    Antoine aurait voulu s’enfuir. Mais le laquais l’annonça d’une voix sonore, tout en frappant lourdement avec sa canne sur le sol :
    — Monsieur Antoine Loisel.
    Alors que les têtes se tournaient dans sa direction, le visage

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