Dans l'ombre des Lumières
appris que vous souhaitiez entrer à l’Académie royale. Il n’y a donc rien que je puisse faire et, cependant, mon appui, si vous en aviez besoin, vous est acquis.
— C’est un geste bien noble de votre part, dit Éléonore, vous intéresser ainsi au sort d’un jeune inconnu.
— Laissons cela, s’il vous plaît, et pensons plutôt à l’avenir. J’observe de près la situation des états généraux, comme Mme d’Anville a eu la bonté de vous le dire, et me prépare à éditer une gazette pour informer l’opinion sur l’avancée des débats.
— Une gazette ? répéta incrédule Éléonore. Si je n’étais une femme, j’aurais eu la fatuité de vous proposer ma plume. Mais cette activité ne sied sans doute pas à notre sexe.
— Détrompez-vous, Madame, intervint doucement Virlojeux, j’ai ouï dire qu’en Artois une femme avait créé son propre journal il y a plus de six mois. J’en connais une autre dont les ouvrages sont bien notés par les frères Grimm. Vous savez tout ce que M. Necker doit à son épouse et l’esprit dont est dotée leur fille, Germaine de Staël. Faut-il encore vous parler de Mme de Genlis et de ses créations littéraires ? Ce sont ces femmes qui dirigent l’opinion et c’est l’opinion qui mène les affaires du monde.
Éléonore était au comble de la joie. Antoine l’observa un instant. Maintenant il comprenait enfin toutes ces réalités qu’il n’avait su déceler en raison de sa candeur et de son aveuglement volontaire. C’était pourtant évident. Mme d’Anville était une femme intelligente qui souffrait terriblement de sa condition. Elle aimait lire, avait dit son mari, lors de leur première rencontre, et sans doute rêvait-elle aussi d’écrire. Comment Antoine avait-il été assez sot pour l’ignorer ?
— À propos, j’allais oublier, dit Virlojeux, en sortant un livre de sa poche. Voici le petit exemplaire de l’abbé Mably dont je vous avais parlé l’autre jour ; le sujet avait paru vous passionner.
— Monsieur, répondit Éléonore, je suis très touchée par vos attentions. Comment vous remercier ?
— En ne rajoutant rien à propos d’une pareille bagatelle. Je ne puis demeurer froid devant une amie des Lettres.
Antoine était fasciné par la complicité qui existait déjà entre ces deux êtres. Comme il en avait l’habitude, il s’en prit à lui-même, à son impéritie, cessant d’exécrer ce pauvre Virlojeux qui n’y était pour rien. Que le meilleur gagne ! C’était la loi de la société comme celle de toutes les jungles. Pourquoi cette femme d’âge mûr hésiterait-elle une seconde entre la compagnie d’un homme d’expérience, curieux de tout, et un jeune vaniteux de son genre ? À part peut-être son physique ordinaire, Virlojeux avait tout pour lui, de vastes connaissances, une grande humanité et, surtout, une clairvoyance exceptionnelle.
— Les choses se précipitent insista l’avocat, d’un air inspiré. Hier, les communes ont commencé la vérification du pouvoir de leurs députés. Et ce matin même, trois curés ont rejoint le tiers état – je viens de l’apprendre d’un cavalier qui répand la nouvelle dans Paris.
— Mon Dieu ! s’exclama Éléonore en joignant ses mains comme pour prier.
Ce type d’annonce continuait de griser Antoine, bien que sa jalousie lui défendît de le manifester.
— Je ne puis rester plus longtemps, déclara Virlojeux en se levant, on m’attend à Versailles.
— Déjà, Monsieur, mais vous venez à peine d’arriver, se plaignit Mme d’Anville.
— Je repasserai vous voir bientôt, je vous le promets. Quant à vous, cher Antoine, je suis persuadé que nous serons amenés à nous rencontrer de nouveau.
Il disparut en un clin d’œil, laissant ses interlocuteurs un peu ahuris.
Loisel quitta rapidement la rue aux Ours et n’y revint pas pendant près d’une semaine. À chaque fois qu’Éléonore le faisait mander, il se retranchait derrière l’ampleur de son travail. Un jour, cependant, contrairement à ses habitudes, il se présenta à l’improviste. C’était manquer de politesse, mais il ne s’en souciait guère. Le valet le fit patienter dans le petit salon tout en lui révélant que Mme d’Anville s’entretenait seule avec un avocat de Toulouse. La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poignard dans le dos. Éléonore entra la première dans le petit salon, suivie de près par Virlojeux, et cet ordre insolite
Weitere Kostenlose Bücher