Dans l'ombre des Lumières
parliez-vous ? De loin, le débat m’a semblé très animé.
— Il l’était, en effet, dans les limites de la bienséance, constata Gabrielle. Nous parlions des excès de la liberté… Mais nous poursuivrons, s’il vous plaît, cette discussion à table.
Un premier laquais présenta aux convives une bassine d’argent, pour qu’ils pussent se laver les mains, tandis qu’un second y versait de l’eau à l’aide d’une aiguière. Antoine entendit la voix de l’abbé Renard lui souffler à l’oreille : « Surtout n’éclabousse personne pendant tes ablutions ! »
— Vous parliez donc des limites de la liberté, reprit Virlojeux avec entrain.
— En effet, confirma Montfort en se cabrant sur sa chaise. Depuis quelques années, le délire de la liberté américaine a tourné la tête à plus d’un exalté. C’est désormais une question de mode ; il suffit aujourd’hui de montrer son opposition à la Cour pour se faire une physionomie. Qu’importe si on ignore tout de la politique pourvu qu’on se proclame le défenseur du peuple opprimé !
— Mais n’est-ce pas dans un but supérieur que ces gens s’expriment ? rétorqua Gabrielle. Le temps et la sagesse sauront séparer le bon grain de l’ivraie.
— Je vous trouve bien optimiste, Madame. Je crains, au contraire, que dans l’esprit de la populace, la liberté ne se confonde bientôt avec la licence et la sédition.
Montfort avait le ton et la mine bravaches. Après l’avoir écouté, Virlojeux inspira fortement, posa ses mains sur la table, tel un orateur à la tribune, et dit d’un ton imposant.
— Monsieur le chevalier, c’est tout à l’honneur de cette noblesse d’avoir su entendre le cri des affamés et de vouloir sacrifier ses antiques privilèges sur l’autel de l’intérêt général. C’est tout à l’honneur des membres de l’Église de ne pas oublier les préceptes du Christ et l’exemple des premiers chrétiens. Car autrement, saint Martin, offrant la moitié de son manteau à un homme transi de froid, serait lui aussi un séditieux ! Et M. de La Fayette allant se battre pour la liberté de la lointaine Amérique, sur l’ordre exprès du roi, paraîtrait un subversif ! Les hommes ne pourraient être égaux devant la loi ou l’impôt alors qu’ils le sont tous sous le regard de Dieu ! Seule une poignée de privilégiés aurait donc le loisir de penser et de se nourrir à sa guise ! Ne le voyez-vous donc pas ? Ne l’entendez-vous pas ? Un vent de liberté et de justice souffle aujourd’hui sur la France et, je vous le dis, ce vent-là purifiera bientôt l’univers.
La plupart des convives furent touchés par l’oraison de Virlojeux. Seul Montfort campait sur ses positions. Mais il ne voulut rien ajouter. Les bonnes manières de ce temps interdisaient qu’une divergence d’opinion ne se muât en dispute.
— Mes amis, conclut le comte de Neuville avec un large sourire, nous faisons tous partie de la même famille. L’erreur, l’aveuglement, le crime parfois, nous avaient séparés ; il est temps aujourd’hui de nous retrouver et d’oublier nos différends pour le bien de l’humanité.
— Et c’est pour contribuer humblement à cet édifice, reprit Virlojeux, que votre serviteur a décidé de créer une gazette. Quelle joie, en effet, de pouvoir rendre compte des débats de l’Assemblée, de respirer le même air que nos augustes représentants, de vivre avec eux ces journées historiques. J’espère que certains de mes amis me feront l’honneur de joindre leur plume à la mienne…
Gaspard de Virlojeux fixa le peintre de ses yeux perçants.
— Antoine, rejoignez-moi donc. Songez, mon cher, à l’aventure qui nous attend…
— Je suis malheureusement obligé de vous répéter ce que j’ai dit à Mme d’Anville. L’Académie m’accapare et la peinture dévore tous mes loisirs…
— Je me permets d’insister. Je vous assure que vous pourrez consacrer beaucoup de temps à votre art. Il s’agit seulement de suivre certaines séances de l’Assemblée et d’y portraiturer quelques députés. En levant le bras, je pourrais trouver cent dessinateurs aux abois, mais je veux quelqu’un comme vous, quelqu’un qui vibre pour la cause de la liberté et possède votre don…
Il y eut un moment de silence. Antoine parut hésiter.
— Je suis navré, dit-il finalement, mais je ne puis accepter. Je me suis fixé un but, Monsieur, et toute l’admiration que je vous
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