Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
Vom Netzwerk:
Pour avoir une chance de la revoir, il devait s’adresser rapidement à Virlojeux. Profitant de son inaction, ce sot de Montfort ferait prévaloir son titre ou sa fortune afin de l’épouser. Mais Antoine ne voulait encore rien tenter.
    Il trouva refuge dans un surcroît de travail, consacrant plus de dix heures par jour à l’élaboration de son chef-d’œuvre. Il avait défini un sujet, écartant les scènes mythologiques, les paysages, les natures mortes, les portraits ou les thèmes populaires que son maître assimilait à des bambochades. Un soir qu’il était légèrement ivre, il imagina un compromis entre ses désirs et ceux de Desprez : il peindrait des scènes aristocratiques, princières ou royales, mais en prenant pour modèles des portefaix, des harengères et des mendiants de la halle. Il suffirait de redonner la vue aux aveugles, la jambe aux culs-de-jatte, l’œil aux borgnes ; il grimerait ainsi tous les vauriens en ducs, comtes, marquis, barons ou chevaliers. Ce serait la table ronde de la gueusaille, la quête du Graal des va-nu-pieds. Il riait tout seul à cette idée saugrenue. Le risque était d’autant plus galvanisant qu’il était élevé. Bah ! Après tout, se dit-il, voilà une magnifique parabole. Il parviendrait à convaincre Desprez en le flattant, en l’illusionnant et le triste sire n’y verrait que du feu. Était-ce seulement le fait de l’alcool ? Il se crut l’âme d’un joueur prêt à miser sa carrière sur un simple coup de dés. Il ne vit même pas tout ce que cette forfanterie puérile comportait de revanche. Son aigreur ressemblait à celle que nourrissait Virlojeux pour la noblesse. Il l’avait décidé, la peinture tournerait à la mascarade, comme du temps où ses ancêtres huguenots juchaient de faux évêques, bien gras et bien grotesques, à califourchon sur des ânes, la tête et la mitre tournées vers le cul de la bête. Son projet, toutefois, ne serait pas une bouffonnerie. Il tenterait d’y mettre des traits de caractère, il s’inspirerait de ses peintres favoris, aujourd’hui méprisés : Bruegel l’Ancien, et le damné, le merveilleux Jérôme Bosch. D’ailleurs, philosopha-t-il en scrutant le plafond de sa chambre, la satire coudoie parfois le génie. Qu’importe qu’il fût roi ou gueux, c’est de l’homme dont il voulait se moquer, de son insignifiance, de sa bassesse.
    Plus d’un mois s’écoula ainsi. Il vivait en ermite. Éléonore était rentrée à Paris, mais il n’osait l’affronter. En ville, et dans tout le pays, les événements se précipitaient. Après la séance du 23 juin, Louis XVI céda aux représentants du tiers état, acceptant à contrecœur le vote par tête et la réunion des trois ordres. Dans la même période, le roi massait des troupes autour de la capitale, portant ainsi le sentiment d’insécurité à son comble. À Paris, l’atmosphère était insurrectionnelle.
     
    Le dimanche 12 juillet commença comme une journée ordinaire. Antoine partit musarder au Palais-Royal. On se rendait dans l’apanage d’Orléans comme à la pêche aux nouvelles. Le jeune homme raffolait de cette cour des Miracles au luxe asiatique ; il aimait se mêler à la foule bruissante et colorée qui s’agglutinait par grappes près du cirque oblong et du grand bassin, baguenaudant entre les marronniers ou sous les arcades, peuplant les restaurants et les boutiques. Combien de fois n’avait-il pas traîné jusqu’à la fermeture des grilles, ne sortant de ses rêveries que le soir, au coup de sifflet du garde suisse ? C’était l’un des plaisirs suprêmes qu’offrait la capitale : s’asseoir à un café par une belle journée d’été, suivre incognito les passants des yeux avec une attention flottante, un regard amusé et distrait, puis croquer un visage au fusain, lire une brochure en diagonale, participer à une conversation, enfin gaspiller délicieusement sa jeunesse. Antoine avait le sentiment de caresser le nombril du monde. Le Palais n’était-il pas le centre de Paris et Paris celui de l’univers ? C’est ce qu’il se répétait dans le langage boursouflé du temps. Ici, on croisait des princes, des comédiens et de petits-maîtres ; on entendait parler le russe, l’italien, le provençal et l’allemand ; on pouvait admirer les plus jolies femmes, goûter la cuisine la plus fine, observer quelques belles figures de cire ou d’ingénieux automates. C’était un spectacle permanent qui alliait

Weitere Kostenlose Bücher