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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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l’avait envisagé un court instant.
    — Et le comte de Neuville ?
    — Il est plus courtois… un gentilhomme éclairé… on en rencontre parfois. Il sert de chaperon au chevalier de Montfort, le fils de son meilleur ami. Tout les sépare pourtant, mais Neuville a une dette d’honneur à régler.
    — Connaissez-vous Mme de Nogaret depuis longtemps ?
    — Depuis peu, à vrai dire. Gabrielle est la veuve d’un financier. Il y a dix ans de cela, elle avait dû contracter un mariage d’intérêt pour redorer le blason de sa famille… Lorsqu’ils sont à l’aumône, nos aristocrates n’hésitent pas à s’asseoir sur leur fierté légendaire. Le mari de Gabrielle est mort il y a deux ans, mais elle s’est rapidement consolée… Je n’ai pas besoin de vous recommander la plus grande discrétion à ce sujet.
    Antoine opina du chef en souriant.
    Ils étaient arrivés rue Mauconseil. Les deux hommes restèrent un instant assis, côte à côte ; ils échangèrent un sourire un peu embarrassé. Virlojeux ne disait rien ; mais il espérait encore une réponse favorable. Antoine le salua, promit de lui donner de ses nouvelles, et rentra chez lui.

3
    Le petit tambour

I
    Le jeune peintre allait souffler sa bougie et se coucher lorsqu’il vit une lettre posée sur le bureau. Il la décacheta, reconnaissant aussitôt l’écriture empâtée de son père. L’effervescence régnait à Toulouse, lui écrivait Joseph Loisel. Le peuple était très impatient de voir les privilégiés rejoindre le tiers état. Le courrier datait de six jours et le négociant ignorait que les communes venaient de se constituer en Assemblée nationale. Antoine brûlait de l’en informer, enrageant même à l’idée que d’autres pussent le faire à sa place. Il chercha sa fiole d’encre et sa plume, mais aperçut entre-temps un post-scriptum griffonné au verso de la lettre.
    « À propos, n’oublie pas de saluer tes hôtes de ma part. Je suis persuadé qu’ils te traitent comme leur fils. Je ne crois pas te l’avoir dit, mais les d’Anville ont perdu un enfant dans des conditions tragiques. Étienne m’a confié que sa femme vivait un martyre depuis près de dix ans. Je connais bien cette douleur, Antoine, car la mort d’une épouse de vingt-cinq ans n’est pas moins grave que celle d’un adolescent… Et le temps n’a aucune prise sur elle. Tu le sais, je n’aime pas évoquer le passé. Peut-être est-ce plus facile, maintenant que tu vis loin de moi. De toute façon, je n’y reviendrai plus. Le seul souvenir de la mort de ta mère m’est insupportable et une grande part de moi-même s’en est allée avec elle. Au revoir, mon fils, et que Dieu te garde. »
    Antoine avait les larmes aux yeux. La détresse d’Éléonore, celle de son père, sa propre solitude, tout parut alors concorder. Il sentit confusément qu’il n’avait pas le droit à l’insouciance. Quelque chose en lui se révoltait contre cette fatalité. Il se reprit pourtant, se traita de sans cœur. Son père se confiait pour la première fois et il se permettait de le juger, il osait s’inquiéter de sa tranquillité. Il s’était comporté aussi lâchement avec Éléonore, ignorant le long calvaire de cette femme et les timides tentatives qu’elle avait faites pour s’y soustraire. Il devait réparer de toute urgence. Il écrirait une belle lettre à son père et irait, dès l’aube, se jeter aux pieds de Mme d’Anville.
    Le lendemain, Manon le reçut avec une expression d’étonnement un peu stupide.
    — Madame est absente, dit-elle de sa voix flûtée. Elle est partie à la campagne, chez une amie, près de Chantilly, et ne reparaîtra pas avant plusieurs semaines.
    Antoine comprit qu’il resterait seul avec sa culpabilité. Son regard se perdit dans le vide. Chantilly ? Il voulut l’y rejoindre avant de mesurer l’incongruité de l’entreprise. Éléonore était partie à cause de lui. Il eut la hardiesse de le croire. Par de telles suppositions, il ne voulait pas se donner de l’importance, mais alourdir un peu plus le poids de sa faute. Il quitta donc la rue aux Ours, la mort dans l’âme.
    Les semaines passèrent, la douleur était moins vive. Il pensait souvent à Mlle de Morlanges. Elle incarnait une pureté qu’aucune mesquinerie n’avait encore entachée. Mais il n’avait pas envie de l’admirer comme une icône. Elle lui suggérait au contraire les mouvements de la vie, l’espoir d’une passion dévorante.

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