Dans l'ombre des Lumières
porte ne saurait m’en détourner.
Amélie de Morlanges observa attentivement Antoine. Elle paraissait intriguée et cherchait à faire la part entre la passion du jeune homme et son entêtement. Quant à Virlojeux, bien que mortifié par ce refus, il sut feindre la légèreté.
— Soit, comme il vous plaira. Sachez toutefois que ma proposition tiendra toujours.
Les convives abordèrent alors des sujets moins sérieux et la tension fit place à la gaieté. Le repas fut un délice. On servit un potage à la reine, puis, en forme de relevés, du saumon à la génoise et du jambon à la broche, suivis de quelques pigeons au Soleil, de mauviettes en croustades, d’aiguillettes de canard à la bigarade ; on passa ensuite, sans faiblir, aux entremets – gelée de marasquin et pets de nonnes – avant d’entamer les six assiettes de dessert.
Amélie picorait comme un oisillon, sans doute par délicatesse. Antoine s’en amusait. Le vin de Bourgogne lui tournait un peu la tête. Il se sentait libre et fort. Soudain, un valet renversa un peu de sauce sur l’habit de Virlojeux, au niveau du poignet. Un autre domestique vint aussitôt nettoyer la manche de sa veste à l’aide d’un linge mouillé. Une fois qu’il eut terminé, l’avocat oublia de se reboutonner. Quelques minutes plus tard, alors qu’il tendait le bras pour saisir un verre, sa manche se retroussa, laissant apparaître le début d’une cicatrice. Elle était si profonde qu’elle paraissait atteindre le niveau de l’os et, qu’à cet endroit, le muscle et la chair eux-mêmes avaient presque disparu. Seul Antoine, placé à sa gauche, put s’en apercevoir. Virlojeux considéra alors le peintre d’une manière étrange. Il reboutonna sa manche discrètement puis fit comme si de rien n’était.
Antoine n’y pensa plus. Son attention fut vite détournée par la conversation. Et il voulait se concentrer sur Amélie de Morlanges. Il se posait mille questions à son sujet. Qui était-elle précisément ? Pourquoi ce cuistre de Montfort la poursuivait-il de ses assiduités ? Le souper s’achevait. Il guetta un signe d’Amélie, mais elle l’ignorait.
En sortant de l’hôtel, Virlojeux proposa au peintre de le raccompagner dans sa calèche. Antoine accepta à contrecœur car il craignait d’être harcelé. Mais l’avocat ne parla plus de sa gazette. Il demeura silencieux, le regard noyé dans la pénombre. On entendait grincer les ressorts de la voiture et le claquement des sabots sur le pavé. Il pleuvait à verse, les rues étaient désertes, la nuit profonde et seul un halo de brume nimbait les lanternes. Antoine repensa à la cicatrice de Virlojeux. Que savait-il au juste de cet homme ? Il était avocat, avait défendu la liberté en Amérique, connaissait la haute société parisienne et portait une balafre sur l’avant-bras… Personne ne parlait. L’atmosphère devenait de plus en plus oppressante. Antoine n’était pas un couard, mais il éprouva une sensation fugace d’insécurité. Qu’avait-il à craindre ? Il décida pourtant de rompre le silence.
— Je voulais vous remercier de m’avoir présenté Mme de Nogaret.
— Ce n’est rien, répondit Virlojeux un peu sèchement.
Antoine sentait confusément qu’il ne devait pas l’interroger, mais sa curiosité l’emporta.
— Vous ne m’avez encore rien dit de vos affaires. Exercez-vous votre profession à Paris ?
Virlojeux le dévisagea d’un air soupçonneux.
— J’ai décidé de me consacrer entièrement à la politique et d’employer le peu d’argent qu’il me reste à défendre la liberté.
Cette nouvelle preuve d’abnégation toucha le peintre. Il se reprocha sa méfiance. Le visage de l’avocat se détendit soudain ; il prit une expression malicieuse.
— J’ai cru comprendre que Mlle de Morlanges ne vous était pas indifférente…
— Je… C’est… en effet une personne tout à fait charmante, balbutia Antoine.
— Le chevalier de Montfort lui fait la cour, vous l’avez sans doute remarqué. Il compte la demander en mariage. C’est pour cette raison qu’il hante l’hôtel de Nogaret ; en temps ordinaire, ce jean-foutre fuirait la compagnie des manants que nous sommes.
Derrière une remarque aussi triviale, Antoine décela une montagne d’humiliations et d’aigreur accumulées contre la noblesse. Le langage vulgaire de Virlojeux le surprit. Cet homme, décidément, ne pouvait être un aristocrate déguisé, comme il
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