Dans l'ombre des Lumières
le sérieux et le divertissement.
Il allait entrer par la rue Saint-Honoré quand, devant lui, un garde suisse repoussa une femme du peuple un peu rudement :
— Pas entrer en casaquin !
Le Toulousain observa un instant la scène. Il ne se passa rien de précis, mais les regards étaient lourds, les gestes brusques, l’ambiance tendue. Le Suisse, un colosse à la livrée du roi, transpirait à grosses gouttes sous sa perruque de crin.
Les gardes avaient pour consigne de repousser les écoliers, les soldats, les chiens, les polissons et les ouvriers. Mais la pression de la foule était parfois si forte qu’ils laissaient entrer le tout-venant. Depuis des mois, des milliers de manouvriers au chômage, des mendiants en maraude et de vrais brigands, fuyaient la disette des campagnes. Antoine croisait souvent des mines patibulaires et des expressions sinistres d’écorcheur détailler sa garde-robe avec rapacité. Mais il n’avait pas peur ; il était intrépide et refusait de baisser la tête. Les provocations ne faisaient au contraire qu’enfler sa nature batailleuse. Ce n’était pas une gasconnade car, si le rapport de force ne lui était pas trop défavorable, il pouvait joindre rapidement le geste à la parole. Grâce à cette assurance, il se rendait partout et s’y trouvait presque à son aise. En raison même de sa timidité, il éprouvait moins de familiarité avec la haute bourgeoisie qu’au milieu de la canaille.
Depuis des semaines qu’il fréquentait le quadrilatère, il avait écouté un grand nombre de francs patriotes, mais aussi quelques orateurs trop exaltés, une poignée de rhéteurs fanatiques et de véritables aliénés qui grimpaient sur des chaises pour y déclamer avec fureur. Il avait déjà assisté à des scènes tumultueuses. Fin juin, la foule s’était ainsi ruée sur la prison de l’Abbaye, à Saint-Germain, pour y libérer quelques gardes-françaises indisciplinés. Un peu plus tard dans la soirée, ils les avaient vus revenir en triomphe. Les soldats s’étaient empressés de boire à la santé du peuple qui avait bu à celle des soldats. On les avait hissés sur les épaules, applaudis et célébrés au cri de « Vive la Nation » ! Une autre fois, c’était une femme que des fripons avaient fouettée en public parce qu’elle n’avait pas salué le divin Necker. Par la suite encore, il avait vu un homme, accusé d’être une mouche de la police, jeté dans le bassin, frappé et harassé par la multitude. Sans qu’il voulût se l’avouer, cette « justice » expéditive lui faisait horreur. Ce jour-là, en rentrant chez lui, il avait songé à l’œil énucléé de la victime, à ses suppliques inutiles, au rire de ses tortionnaires. Mais dès le lendemain, il s’était répété que le drôle méritait son sort, qu’il avait trahi le peuple et causé sans doute lui-même bien des souffrances…
Il prit place au Café de Foy, à l’extérieur, comme il en avait l’habitude. Autour de lui les conversations s’enflammaient.
— Mes amis ! hurla un jeune bourgeois, encore tout frémissant d’indignation. Je reviens des Champs-Élysées où j’ai vu déferler les Suisses de Salis-Samade, les hussards de Bercheny et les cavaliers du Royal-Dragons.
L’élégant déglutit rapidement avant de reprendre son souffle.
— Oui Messieurs, on veut nous assassiner. Trente mille hommes sont déjà massés autour de la ville, à Neuilly, à la Muette, sur la plaine de Vaugirard. Les hussards d’Esterhazy et les sabreurs du Royal-Allemand n’attendent qu’un ordre pour nous massacrer.
— Vous avez raison dit un autre. Le roi veut disperser l’Assemblée nationale ! Il s’est laissé abuser par d’Artois, la reine et la Polignac. Il faut défendre la liberté. Allons-nous supporter plus longtemps l’impudente jactance de ces aristocrates ?
— Nous avons besoin d’armes, rétorqua un troisième homme, chevelu et cambré comme une panthère. L’autre jour, des hussards, qui traversaient le Pont-au-Change, ont été accueillis à coups de pierre par le peuple. Suivons cet exemple, Messieurs. Assommons tous ces polichinelles ! Chassons, nous aussi, ces mercenaires qu’affriande le sang des patriotes !
Il y eut une première clameur. Déjà les badauds s’attroupaient autour des orateurs. Certains plissaient les yeux pour se concentrer sur les discours, d’autres s’agitaient, brûlant de passer à l’action. On voyait là des galurins
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