Dans l'ombre des Lumières
aussitôt la poussière. Les troupes royales, décontenancées, commencèrent à reculer, refusant le combat, puis rejoignirent le gros de leur troupe sur la place Louis-XV. Revigorés par cette « victoire », les insurgés lancèrent plusieurs salves de hourras !
L’arquebusade n’avait duré qu’un instant. Antoine était presque déçu de n’avoir pu s’illustrer. Il souhaitait que cette fête étrange n’eût pas de fin. Il ressentait pourtant une gêne. Il n’avait jamais vu un homme mourir au combat et le hennissement de douleur des chevaux lui écorchait encore les oreilles ; il y avait quelque chose d’irréel dans cette scène, comme si les trois cavaliers et leurs montures allaient se relever et regagner tranquillement leur quartier.
— Tudieu, mon Lorrain, dit un des soldats, l’air goguenard, à l’un de ses camarades, allons boire un coup à la santé de l’Autrichienne. Je paie l’écot et les échaudées…
— Plus tard, Michalon, ordonna le bas-officier sur un ton de sergent racoleur, on va d’abord à l’Hôtel de Ville, on dit qu’il y a là des armes pour le peuple. Foutre, on y lèvera une armée pour botter le cul de nos aristocrates.
Comme la plupart de ses compagnons, le sergent Gédéon Pillorge était originaire du Berry. C’était un bon soldat, mais, faute d’être gentilhomme, il n’avait pu progresser dans la hiérarchie militaire. Il n’était point de ses gardes-françaises qui passaient le temps au cabaret en compagnie des putains. S’il aimait la bonne chère, le vin et les femmes, il oubliait tout lorsqu’il s’agissait de faire son métier. C’est avec des hommes de cette trempe que la Révolution avait une chance de triompher.
Antoine suivit le petit groupe jusqu’à la place de Grève où, malgré l’heure tardive, une foule immense était encore assemblée. Ce n’était que désordre et confusion. Les gens braillaient en réclamant des armes. Mais le dépôt avait déjà été pillé comme la plupart des fourbisseurs. Paris, cette ville de huit cent mille âmes, se préparait à la bataille. Un citoyen, juché sur une barrique, se mit alors à tonitruer plus fort que les autres.
— Tous les patriotes doivent se réunir au Palais-Royal pour marcher contre la troupe ! Mes amis, il faut vaincre ou mourir !
La clameur fut générale et le peuple se précipita vers le point de ralliement.
Loisel, Pillorge, Michalon et une poignée de soldats y allèrent avec les autres. Plus de mille deux cents gardes-françaises, encadrés par le peuple, se dirigeaient, à la lumière des flambeaux, vers la place Louis-XV. Jamais encore, Antoine n’avait éprouvé une telle force. Jamais, avant ce jour, il n’avait eu la certitude de servir une cause aussi juste… Il était épuisé mais ne ressentait même plus la fatigue. Ainsi vibrait-il, la tête farcie de son idéal à la fois naïf et grandiose.
II
Ils trouvèrent la place désertée par les troupes royales. Antoine fut presque soulagé. Il rendit son pistolet à Pillorge, salua le groupe qu’il se promettait de revoir, puis s’en retourna rue Mauconseil. Il était une heure du matin et la plupart des barrières d’octroi étaient en flammes. Il flottait dans l’air une odeur de poudre et de bois brûlé. Il songea aux Évangiles, à l’Apocalypse qui annonçait la prochaine délivrance.
Il dormit quelques heures d’un sommeil fiévreux. Dès l’aube, toutes les églises sonnèrent le tocsin. L’atmosphère était étrange. À la crainte d’une répression sanglante, ce formidable carillon ajoutait une note de liesse. Le Toulousain sauta du lit, courut jusqu’à la Grève. La foule, aussi dense que la veille, mais plus impatiente encore, réclamait à grands cris du pain et des armes. Des groupes partaient vider la prison de La Force, piller le garde-meuble de la Couronne, enlever les farines de Saint-Lazare et du port Saint-Nicolas. Un peu partout, des patrouilles improvisées arrêtaient des suspects, saisissaient des papiers et des marchandises. La place, où s’accumulaient les caisses, les charrettes et les barils, ressemblait à un bazar oriental.
Assis sur le pavé, Antoine attendait une consigne. Vers onze heures, on le renvoya à son district. Il pénétra humblement dans l’église de Saint-Jacques-de-l’Hôpital où il fut recruté par la milice bourgeoise. Il y rencontra un avocat, un agent de change, des artisans et quelques marchands peaussiers, limonadiers et
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