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Dans l'ombre des Lumières

Titel: Dans l'ombre des Lumières Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Dingli
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n’avait pas su les observer. Et, à peine découvrait-il la déchéance matérielle, qu’il la sublimait pour en faire la parabole de toutes les autres misères, physiques ou mentales.
    Le bruit et les vapeurs de ce vin trop vert qui lui râpait la gorge accentuèrent son exaltation. Qu’avaient donc pensé Bruegel ou Le Nain en peignant l’indigence ? Quelles leçons sur l’homme en avaient-ils tirées ? Antoine observa ses nouveaux compagnons. Le visage de Baptiste lui parut soudain plus puissant, plus généreux que celui d’un saint touché par la grâce. Et sur la figure de Jeanne, toute cernée de fatigue, apparut subitement le creuset noir de la mélancolie. L’œil avide se posa alors sur Jacques qui, à son tour, sortit du néant, c’est-à-dire de l’indifférence du peintre. L’infirme donnait à son chien une part de viande qu’il avait gardée exprès dans un coin de son assiette. Le regard si tendre qu’échangèrent à cet instant l’homme et l’animal intrigua Antoine. Quelle force poussait un être aussi misérable et rafistolé que Jacques à se priver de sa pitance ?
    Il étudia tous les convives puis s’arrêta enfin sur le petit tambour. Jusqu’alors, une sensation étrange de familiarité l’en avait empêché. Ce n’était pas l’enfant qui avait changé en un mois, mais le regard d’Antoine. Pour la première fois, le peintre examina attentivement l’orphelin, son physique, son caractère. Il vit son nez cassé, repéra sa mine triste et dure : il eut l’impression déroutante que le gamin était déjà dégrisé de l’existence. À onze ans, Pierre en savait probablement bien plus sur la nature humaine qu’Antoine qui en avait vingt.
    Quand Chartier eut entonné une dernière chanson à boire, ils quittèrent la guinguette en claudiquant. Le Toulousain se sentait bien. Il songea à son père, à Mme de Nogaret, au comte de Neuville… Que diraient-ils s’ils le voyaient lever le coude et trébucher en compagnie des porte-balles ? Il salua les gueux et leur donna rendez-vous le dimanche suivant pour une nouvelle séance de dessin.
    1 - Perruquiers en argot.

VIII
    La journée fut particulièrement studieuse. Concentré sur son œuvre, Antoine réfléchissait tout en mordillant son pinceau. Il se consacrait désormais entièrement à la peinture et refusait de se laisser divertir. Il n’avait accepté qu’une seule commande de son ami Gaspard et s’était mis en congé de la garde nationale. On ne le voyait plus chez Mme de Nogaret ou chez les d’Anville. Il courait chaque soir se faire voler par un traiteur ou avalait à la hâte les plats fumants que lui faisait préparer Éléonore. Cette attitude d’ermite contrastait avec l’agitation révolutionnaire. Les orateurs du Palais-Royal rêvaient de marcher sur Versailles pour intimider la Cour et le roi. Mais Loisel n’avait aucune intention de participer à de nouvelles arquebusades. Il ne voyait bien qu’à travers sa toile. S’il travaillait suffisamment, il passerait davantage de temps avec Amélie de Morlanges. Dans moins de dix jours, elle serait de retour. Il devait se presser.
    À l’issue de la seconde séance, il alla flâner avec Pierre sur les bords de Seine. Il s’habituait à la présence de l’enfant qui le suivait comme un petit chien errant. Le peintre lui posa des questions afin d’enrichir son étude. Depuis le dimanche passé à la guinguette, il se méfiait des abstractions académiques et souhaitait se concentrer davantage sur la vie de ses modèles. Il avait remarqué que l’ingénuité de Pierre n’était qu’une apparence. Le petit tambour portait un regard assez lucide sur son entourage. Il était vif, intelligent, dégourdi. Il aiderait le Toulousain à comprendre l’univers des miséreux.
    — Jeanne m’a l’air bien triste, constata Antoine… À vingt-cinq ans, personne ne l’a encore épousée. Est-elle veuve ?
    — C’est une fille mère. Un colporteur l’a engrossée avant de rentrer en Savoie.
    — Et son petit ?
    — Mort de maladie… Après ça, elle a connu un raccommodeur de faïence, mais il est parti lui aussi.
    — J’ai le sentiment qu’elle a reçu une bonne éducation. Elle ne parle pas comme…
    — Comme nous autres, les gens du peuple, interrompit l’enfant ? C’est vrai, les sœurs de la Salpêtrière lui ont beaucoup appris quand elle faisait la couturière, mais ça lui a servi à quoi ? À vendre de vieilles

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