Dans l'ombre des Lumières
comme un jeune levron et trempait rapidement sa cuillère dans la soupe chaude.
— C’est ça, mangez, mangez, mes drôles, ajouta Caboche, grâce à notre cher protecteur nous ferons ripaille à tous les repas.
Antoine ne réagit pas. Il regardait Henriette. Elle ne manquait pas de charme avec son franc-parler, ses reins cambrés et sa jolie petite bouche vermeille. On voyait qu’elle aimait séduire, peut-être le faisait-elle naturellement. Et son effronterie avait quelque chose de grisant. Le vin le poussait au badinage. Il ne songeait plus à Amélie. Il avait vingt ans et sa dulcinée se languissait loin de lui. Il en était là de ses rêveries quand une sorte de bellâtre des faubourgs, de lovelace débraillé, vint s’installer sans gêne à leur table.
— Crénom ! Hector, c’est à c’t’heure-là que t’arrive, lui lança Henriette.
— Calme-toi, la Cabriole, j’étais en affaire.
— On les connaît tes affaires. Dame oui ! À godailler avec d’autres vauriens.
— Tu m’fatigues, mégère. J’viens pas ici pour que tu m’fasses une querelle d’Allemand ou pour entendre tes sermons de fripière.
— Ah ! Ouais, tu veux pas les entendre ? On verra bien c’tantôt quand tu viendras te coucher près de moi… Ou donc que t’étais, dis la vérité, balourd, cul pelé, encore à guigner les grisettes !
— J’m’occupais d’la Révolution au Palais-Royal, voilà !…
— La Révolution ! ironisa bruyamment Henriette, tu crois qu’elle a besoin d’un gadouard comme toi !
— Ferme donc ton clapet, ribaude, ou j’vais t’ talocher la gueule.
— Essaie donc un peu, Jeanfesse ! Agneau de garce ! Iroquois ! Butor ! Huguenot !
Elle avait à peine fini d’éructer que le drôle s’était jeté sur elle pour la rosser d’importance. Henriette se défendit comme une lionne et renvoya autant de bourrades qu’elle en reçut. Antoine n’avait pas l’habitude de voir battre une femme. Il voulut intervenir, mais Pierre l’en empêcha en le tutoyant pour la première fois.
— T’inquiète pas, c’est toujours comme ça, ils se font rien de mal et, d’ici peu, tu verras, ils roucouleront comme deux oisillons dans le même nid.
— Le p’tit babouin a raison, dit Henriette en réajustant sa mise, ce coquin d’Hector, je l’aime comme la colique.
Jeanne considéra l’enfant avec tendresse et lui caressa la joue. Mais Pierre détourna le geste en lançant un regard plein d’attente à Antoine.
— Allez, mon Hector, miaula la Cabriole. Après la panse vient la danse !
Elle se tourna d’un coup vers le ménétrier.
— Eh ! Toi, le croque-note, beugla-t-elle, fais donc grincer ton archet ou gare à ton groin !
Et les deux amoureux qui, cinq minutes plus tôt, se calottaient joyeusement la trogne, allèrent danser.
Antoine suivit le mouvement en dodelinant de la tête. Il jubilait. Aux mesures graves et monotones du menuet, il avait toujours préféré le rythme enlevé de la contredanse. Ce jour-là, il apprécia la bourrée des monts d’Auvergne, le branle de Bourgogne, la farandole de Provence. Ce fut un tour de France endiablé. À l’invitation de Jeanne, il dansa même une ronde avignonnaise, chantant à tue-tête et agrippant comme un enfant les mains moites des autres noceurs. Quand il alla enfin s’affaler sur une chaise, et alors que le vin lui tournait la tête, il eut une sorte de révélation. Il regardait ce tournoiement, il détaillait ces courbes, il scrutait ces silhouettes filantes, réalisant subitement à quel point sa peinture était figée. Il ne songeait pas à l’immobilité physique, mais à la pétrification des sentiments qu’elle traduisait. Tout devrait procéder au contraire d’une seule et même impulsion, d’une action commune, d’un flux qui charrierait à la fois le corps et l’esprit.
Loisel effleurait une vérité qu’il n’avait pas vraiment comprise et sa révélation n’était en réalité qu’une intuition diffuse. Ce qui manquait le plus à sa peinture, c’était la représentation du chaos intérieur, de la folie et du mouvement, c’était Blake, Goya et Turner. Pour s’arracher à la médiocrité, il fallait porter son regard au-delà des apparences. Cette perception le ramena curieusement aux miséreux ; comme si ces derniers l’avaient aidé à prendre conscience des limites de son art. La pauvreté, comme la négritude, n’avait jamais eu de visage pour lui, parce qu’il
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