Dans l'ombre des Lumières
appris que vous aviez rencontré Mlle de Morlanges, reprit Virlojeux.
Rien, décidément, n’échappait à cet homme. Antoine avait déjà eu plusieurs fois la sensation qu’il était omniscient.
— Justement, je suis mortifié de ne pouvoir la rencontrer seule. Je sais bien que ma demande est très déplacée, que nous ne sommes point engagés, mais…
— Voilà en effet une affaire aussi épineuse que les intrigues politiques, galéja Virlojeux. Voyons, il devrait bien y avoir une chose que je puisse faire pour vous être agréable. Ne vous réjouissez pas trop vite, cependant, il me faudra convaincre sa tante et lui donner la garantie que vous vous comporterez en honnête homme. Elle-même doit rendre des comptes à son frère aîné, le père d’Amélie, qui n’est pas un personnage commode. Surtout, il me faudra un peu de temps, je suis actuellement tellement harassé par les créanciers depuis que j’ai choisi de ne plus dépendre du prince ! Mais voyez-vous, la liberté est à ce prix.
— Gaspard, permettez-moi de vous aider. J’ai ici un peu d’argent. Je pourrai en demander davantage à mon père. Il est très patriote, il comprendra.
— Vous ? M’aider ?… En vérité, cette idée ne m’avait pas traversé l’esprit. Vous prolongeriez par l’argent ce que votre bras a déjà engagé pour la Révolution… Mais non, je ne puis accepter.
— Pourquoi donc ? Mon argent serait-il moins honorable que celui du prince ou du comte de Neuville ?
— Ne dites pas de sottises.
— Combien vous faut-il ?
— Trois mille francs pour commencer.
— C’est une somme en effet, dit Antoine avec l’air pensif de celui qui cherche nerveusement une solution.
— Oubliez cette affaire, Antoine, vous en avez déjà assez fait, et puis, je ne vous demande rien en échange de mon intercession auprès de Gabrielle. L’affection que vous me portez me suffit.
— Non, je vous en prie, au nom de notre amitié, j’étudiais seulement la manière de présenter la chose à mon père, mais je crois que la franchise est encore la meilleure solution. Dès que j’aurai réuni la somme, je viendrai vous l’apporter.
Loisel quitta Virlojeux le cœur léger, bien qu’il se sentît un peu coupable de l’occuper avec des broutilles. Et pourtant, ces broutilles-là étaient désormais toute sa vie. Il n’en avait pas pleinement conscience, mais l’argent lui servait à se racheter d’une faute imaginaire.
1 - Les députés discutaient alors du droit de veto que le roi pourrait opposer aux lois. Certains le voulaient absolu, d’autres suspensif, enfin, un troisième groupe, assez minoritaire, en refusait le principe. L’Assemblée constituante accordera finalement le veto suspensif, valable pour deux législatures.
II
Dès le surlendemain, il reçut un billet de son ami Gaspard. Ce dernier venait de lui obtenir un rendez-vous particulier avec Mlle de Morlanges. Le texte était concis, presque froid. Antoine ne fut même pas étonné de la rapidité avec laquelle Virlojeux était parvenu à ses fins et cela, malgré la prétendue difficulté dont il avait maquillé son rôle d’entremetteur. Il avait trop d’ascendant sur Gabrielle pour échouer. Le Toulousain voulut lui témoigner sans tarder sa gratitude. Il savait que son ami n’était pas un homme intéressé, mais il s’honorait de pouvoir l’aider financièrement. Il prit donc sa plume afin de solliciter l’aide de son père. En dépit de ses bonnes intentions, il mentit par omission ; il affirma qu’il avait besoin d’argent, qu’en raison des événements, la vie était devenue très chère à Paris et que, par-dessus tout, il voulait effectuer un don patriotique afin de manifester son zèle pour la Révolution ; à aucun moment il ne mentionna le nom de Virlojeux.
Une fois la lettre cachetée, il songea à son rendez-vous avec Amélie. Comment l’éblouir ? Il manquait tellement d’assurance qu’il ne voulut rien laisser au hasard. Il souhaitait lui ménager une journée exceptionnelle. L’essentiel serait de l’impressionner, de la faire rire, de l’émouvoir à chaque instant. Il décida de l’emmener chez les confiseurs de la rue des Lombards, puis sur les ruines de la Bastille pour évoquer ses hauts faits du 14 juillet. Et ensuite ? Pourquoi ne pas se rendre au Louvre, cet autre cénacle dont il était l’initié ? L’art et la Révolution, une telle complétude tournerait certainement la tête
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