De Gaulle Intime : Un Aide De Camp Raconte. Mémoires
grognement dubitatif. Il m’entraîne alors dans son bureau où il m’invite à m’asseoir – c’est la seule fois où il me fait asseoir, depuis le temps qu’il me reçoit dans son bureau ! – pour un « exposé » qui s’annonce formel.
— Au fond, je ne suis pas mécontent que cela se termine ainsi, car quelles perspectives avais-je devant moi ? Des difficultés qui ne pouvaient que réduire le personnage que l’Histoire a fait de moi, et m’user sans bénéfice pour la France. Je lui ai proposé une réforme, capitale pour l’avenir, qu’elle a repoussée, mais moi, devant l’Histoire je n’encours aucun reproche. Je n’avais aucune illusion quant à l’issue du scrutin. Dès l’instant que Giscard et Duhamel faisaient voter contre moi, cela suffisait à déplacer les quelques voix qui m’assuraient la majorité. Et puis, pensez à tous ceux que j’ai vaincus et qui se sont trouvé de bonnes raisons de voter contre moi, tout en sachant qu’ils faisaient une mauvaise action contre la France. Il y a d’abord les vichystes, qui ne me pardonnent pas d’avoir eu raison, puis l’OAS, ceux de l’Algérie française dont certains n’étaient pas sans valeur. Puis tous les notables de la III e et de la IV e – les radicaux et les socialistes – que j’ai tenus si longtemps écartés du pouvoir ! Mais il y a une question qui dépasse ma personne, celle de la légitimité. Depuis 1940, je la représente. Ce n’est pas le gouvernement de la III e République qui a gagné la Grande Guerre, mais le peuple français avec à sa tête successivement Joffre, Clemenceau, Foch. Maintenant c’est moi qui l’incarne et cela durera jusqu’à ma mort. Pour l’instant je ne verrai personne, je ne dirai rien.
Puis aussitôt, ce sont les ordres pour le voyage en Irlande où, me dit-il, je l’accompagnerai.
Son directeur de cabinet, Xavier de La Chevalerie, reçoit mission de se rendre en république d’Irlande afin de trouver une résidence convenable. Il me charge de voir avec le Premier ministre, Couve de Murville, s’il pourrait avoir un avion à sa disposition pour le transporter à l’aller et au retour.
Il justifie sa requête auprès de moi, ce que j’estime superflu eu égard à ses immenses services rendus à la France. Toujours ce scrupule de ne pas profiter indûment des moyens de la République.
— En 1945, Truman m’a offert un quadrimoteur, me dit-il. Je l’ai versé à la République, à la condition que je puisse disposer d’un avion quand j’en aurai besoin.
La Chevalerie a parcouru l’Irlande avec notre ambassadeur Emmanuel d’Harcourt et le chef du protocole irlandais. Il est décidé d’accueillir le Général dans un des « châteaux anglais-irlandais », c’est-à-dire les châteaux des Irlandais dont les Anglais se sont emparés lors de leur conquête.
De retour à Colombey le mardi de la semaine suivante, La Chevalerie constate que cela ne convient pas du tout au Général. Il me dit alors :
— Je vois ce que désire le Général et je pense être en mesure de le satisfaire.
Nous convenons que je le retrouverai le samedi à 10 h 30 à l’aéroport de Cork. Le vendredi, il me téléphone d’Irlande pour m’avertir qu’il n’est pas sûr d’avoir déniché la résidence idéale.
Je lui dis que le Général ne peut demeurer plus longtemps cloîtré à La Boisserie, soumis à la pression des journalistes et de leurs téléobjectifs braqués sur sa porte. Il lui est même devenu impossible de faire le tour de son parc. J’intime fermement à La Chevalerie de louer la demeure qu’il a trouvée. Si elle ne convient pas, on avisera sur place !
À La Boisserie et au village de Colombey où stationne une antenne des renseignements généraux, personne, le samedi 10 mai au matin, ne se doute du départ du Général. Les policiers, profitant du beau temps, comptaient s’en aller aux aurores pêcher la truite dans l’Aube. Je dis à leur chef, le commissaire principal Lejeune, qu’ils feraient mieux de se trouver dans les environs de La Boisserie à 7 h 30. Mme de Gaulle a fait ses bagages, sans que son personnel – une cuisinière et une femme de chambre – y mette la main.
À 8 heures exactement, les de Gaulle quittent leur demeure au grand ébahissement de leurs employés. Les rues du village à cette heure matinale sont vides de journalistes. Le convoi des deux DS noires gagne l’aérodrome militaire de
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