Délivrez-nous du mal
premier relais à Mordac, puis un autre à Sambuse, prenant pour gîte l’endroit où la nuit le surprenait. Partout son bandeau noir et ses cicatrices inquiétaient. Lui qui voyait naguère les populations se précipiter sur son passage, attirées par ce jeune prêtre au visage d’ange, était traité comme un vagabond car on doutait de sa robe de franciscain.
Après quatre jours de marche, il atteignit le croisement de routes évoqué par les bergers Beaujeu et Jaufré à leur retour à Cantimpré ; là où ils avaient perdu la trace de la troupe d’hommes en noir.
Le père Aba se dit que s’il avait été un ancien Romain il eût lancé une plume au vent et suivi la direction que la fortune lui eût indiquée. Mais il préférait s’en remettre à un calcul de bon sens : dans les conditions actuelles les meilleurs chevaux ne pouvaient fournir que quinze lieues de pays en trois ou quatre heures ; chaque lieue supplémentaire les meurtrirait durablement. Il savait que dans la direction de Toulouse, à trois lieues d’ici, se nichait le petit village de Disard.
En une traite, la troupe des hommes en noir, partie de Cantimpré le matin, ne pouvait pas avoir espéré aller plus loin que Disard. Il s’y porta.
Aucune raison ne destinait la paroisse de Disard aux faveurs de l’Histoire, si ce n’est que soixante ans plus tôt, une escouade de Simon de Montfort était venue massacrer l’intégralité de la population, infestée par la vermine cathare, et la remplacer, en un seul jour, par de bons et loyaux catholiques. Depuis lors, Disard était gouverné par des prêtres implacables. Toute la vie du village s’en ressentait : le propriétaire de l’unique auberge, Le Fleuret, ne pouvait servir de vin, car celui-ci était réservé à l’eucharistie ; il ne pouvait servir d’agneau, car celui-ci était pour Pâques ; les femmes y étaient interdites pour ne pas inciter aux adultères et les lits y étaient durs et rêches afin de rappeler que cette vie n’était pas un voyage d’agrément.
Le père Aba se présenta à l’auberge. Il était épuisé par sa marche, son œil mutilé l’accablait de maux de tête.
L’auberge comptait une quinzaine de lits, la bâtisse était solide, la paille souvent renouvelée, sa chère louée dans la région.
Lorsqu’il entra ce soir-là, la salle commune était comble, et, ce qui ne se rencontre nulle part lorsqu’un inconnu se présente dans une auberge occupée par des habitués : personne ne fit attention à lui.
Les conversations étaient trop animées.
Aba se fraya un chemin jusqu’au comptoir. Il conserva sa houppelande fermée et se présenta sous l’identité d’un pèlerin voulant rejoindre l’hospice de Roncevaux avant de piquer vers Rome et Jérusalem. Il justifia ses plaies encore fraîches par une attaque de brigands sur les bords du Tarn.
Il fut conduit dans une chambre inoccupée où un sommier pour quatre lui fut attribué. Resté seul, il en profita pour nettoyer ses cicatrices avec un linge vinaigré. Puis il défit son bandeau et le lava.
Il était forcé de regarder droit face à lui, car à chaque mouvement de son œil valide, l’œil meurtri suivait et lui infligeait des douleurs intolérables.
Aba usa des ligatures d’Ana pour tâcher d’atténuer ses migraines et sa névralgie.
À la tombée de la nuit, il retourna dans la salle commune pour se nourrir d’un potage de pois. Il se mit au bout d’une table dont les occupants discutaient âprement.
Il ne tarda pas à comprendre les raisons du scandale qui frappait Le Fleuret et à avoir la confirmation de son intuition sur les hommes en noir : les chevaux, les habits sombres, les capuches, les armes, tout était réuni, ils étaient bien passés par Disard. Ils s’étaient imposés à l’auberge, vidant le garde-manger avant de repartir au milieu de la nuit, ayant payé leur passage avec de gros tournois d’argent. L’aubergiste avait dû partir à la foire de Bèze pour regarnir sa cuisine.
Mais le sujet favori qui était sur toutes les lèvres des clients c’était qu’une femme se dissimulait dans la troupe et avait passé la nuit avec les hommes !
Pas question pour elle de passer inaperçue : elle portait une très longue chevelure. Des cheveux roux. Rouge vif.
L’on affirmait qu’elle était le chef.
— Une femme ? s’indigna intérieurement Aba. Comment une femme peut-elle être mêlée à ces abominations ? S’en prendre à des
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