Délivrez-nous du mal
Seigneur, mais au Seigneur seul. La fortune des prélats le révoltait.
En interrogeant autour de lui, Bénédict Gui apprit que Rasmussen avait pour toute famille une sœur aînée, Karen Rasmussen. Sitôt le trépas de son frère, elle avait décrété qu’il serait voituré dans leur comté de Flandre natal où elle voulait le voir mis en terre. Elle s’était violemment élevée contre les cardinaux qui souhaitaient conserver le corps à Rome. Avec la dépouille, elle faisait emporter toutes les richesses du palais, tous les meubles, jusqu’au plus mince objet de valeur. Il se murmurait que demain avant midi le convoi serait en route et que tout aurait disparu.
Cela n’arrangeait pas les affaires de Bénédict Gui.
Heure après heure, la rumeur sur l’assassinat de Rasmussen s’amplifiait ; mais on s’interrogeait avec autant de fièvre pour savoir qui occuperait le palais après les Rasmussen ou pour déterminer si la vieille Karen volait l’Église en accaparant tous les biens de son frère défunt.
Sur le toit du palais, Bénédict remarqua deux conduits de cheminée qui crachaient des tourbillons de fumée. Ils se remployaient en nuages, lentement défaits par la brise nocturne. Aux seules couleurs et densités des amas de particules, il fut à même de reconnaître qu’on brûlait des livres, des parchemins, et même du papier. Étant donné le coût de ces matériaux, il fallait une raison bien impérieuse pour vouloir les jeter dans les flammes.
Il décida de se caler non loin du portail principal de façon à ne rien perdre de l’action du palais.
Il n’était pas le seul à agir de la sorte : un homme l’observait, lui. Il s’agissait de Marco degli Miro, le chef de la police de Rome. Un homme d’une cinquantaine d’années, ancien galérien qui avait su mater seul une révolte de ses frères d’infortune au large d’Agrigente et qui depuis ne cessait de gravir les échelons de la sécurité de Rome et du Latran. Il connaissait bien Bénédict Gui. Les deux hommes s’appréciaient : Marco degli Miro avait plus d’une fois profité des lumières de Bénédict dans certaines affaires d’assassinat crapuleux, et Bénédict estimait sa franchise et son indépendance d’esprit, rares pour un homme de son rang.
— Je ne te croise jamais par hasard, Bénédict, dit Marco degli Miro en l’abordant. Pourquoi viens-tu traîner par ici ?
— Je me pose certaines questions…
Le chef de la police hocha la tête.
— Pas d’histoires, je sais pourquoi tu es là. N’es-tu pas venu l’autre jour à la caserne t’intéresser à un certain Rainerio ? Je n’ignore pas que ce garçon a disparu. Et il était le premier assistant de Rasmussen…
Bénédict tenait là, à peu de frais, la confirmation des propos codés de Chênedollé qui rapprochaient Rainerio et Rasmussen.
Marco degli Miro regarda le palais et fit un mouvement du front en sa direction :
— Ce n’est pas un endroit pour toi, Bénédict. Suis mon conseil, retourne à tes affaires de la via delli Giudei, ce sera plus sage…
— La rumeur prétend que Rasmussen aurait été assassiné ?
— La voix publique se trompe ! Le cardinal a succombé à un accident dans son bain. Pour ton bien, crois-moi sur parole. Le seul fait qu’on spécule sur la mort d’un cardinal, en ces temps de conclave et d’élection de pape, devrait te laisser deviner l’importance des gens à même de s’en mêler. Des gens contre qui ni toi ni moi ne pouvons rien. Ne reste pas là…
— Merci du conseil, je ne comptais pas m’éterniser.
Marco degli Miro lui fit un sourire d’approbation.
— Montre-toi prudent.
Sur ce conseil, le chef de la police s’éloigna.
Bénédict Gui s’intéressa alors à deux hommes qui semblaient commander les préparatifs du déménagement. Ils venaient par intermittence dans la rue inspecter l’organisation des chariots, lancer des ordres pour que tels et tels meubles ne soient pas séparés, pester contre des valets qui lambinaient.
L’un des deux se montrait plus tyrannique ; cependant, ce ne fut pas son mauvais tempérament qui attira l’attention de Bénédict Gui.
Dès que l’homme disparaissait dans le palais, les fumées de cheminées ne tardaient pas à s’intensifier. Cet individu participait manifestement à la combustion des livres et des documents écrits.
Mécontents, les domestiques le brocardaient dès qu’il s’absentait, aussi Bénédict comprit-il
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