Délivrez-nous du mal
avec le reste de la prison : tentures et voilages, meubles de bois précieux, caisses regorgeant de butins, chandeliers en or, huiles parfumées dans des coupelles de nacre. Un sultan aurait admis de résider dans ce cachot.
Aba aperçut un homme dressé devant lui, vêtu d’un corselet de métal. Il était gigantesque, assez jeune, la barbe nouée en deux fines tresses qui lui tombaient de part et d’autre du menton, les cheveux bien plantés relevés sur le front ; une balafre le défigurait. Il manquait un doigt à sa main gauche et ses incisives avaient été arrachées : Aba comprit que cet homme avait survécu à des séances de torture.
Il fallut un mouvement presque imperceptible dans le fond de la pièce pour qu’il se rende compte de la présence d’un second personnage : un très vieil homme aux cheveux blancs, chenu, la peau grêlée, enfoui sous d’épaisses couvertures. À son air inexpressif, Aba comprit qu’il était aveugle.
Le géant tenait la courte épée de Cantimpré entre les mains. Il la regardait d’un air sévère. Aba repéra sa sacoche de voyage, qui lui avait été ravie après sa fuite de l’auberge, posée ouverte sur un tabouret.
Il se dit que l’homme de Souletin qui l’avait dénoncé et ces brigands se connaissaient à un titre quelconque.
— Qui es-tu ? Comment t’es-tu procuré cette arme ? demanda le géant.
La voix correspondait au personnage : grave, sévère, cassante.
— Je suis le père Guillem Aba, prêtre franciscain d’une petite paroisse du Quercy nommée Cantimpré. Un des enfants de mon village a été enlevé par une troupe d’hommes en noir. L’un d’eux a abandonné cette épée. Depuis lors je cherche à savoir d’où elle provient et ce que sont devenus ces ravisseurs. Je veux retrouver mon garçon. Rien de plus…
À ces mots, le géant avait froncé les sourcils et, derrière lui, le vieillard s’était redressé.
De la pointe de l’épée, l’homme fit voler le bonnet de laine qui recouvrait la tête du père Aba. Sa tonsure se lisait encore sur le haut de son crâne.
— Ce serait vrai ? murmura l’homme. Tu ressembles davantage à un vaurien de ma troupe ou à un mendiant borgne qu’à un franciscain. Sais-tu qui je suis ?
— Non, répondit Aba.
Le géant se nomma :
— Isarn.
Le prêtre pâlit.
La bande d’Isarn était fameuse dans la région pour ses rapines, ses viols et ses attaques envers les grands et les évêques. On appelait son chef Isarn le « marteau des honnêtes gens » ; d’autres, plus laconiques, le désignaient comme « Le Boucher ».
Les troupes de truands comme la sienne s’enorgueillissaient d’une longue histoire : l’Église, aux prises, comme les grands seigneurs, avec la rébellion larvée des Albigeois, dut s’allier avec ces hordes de mercenaires pour porter le fer en leur nom contre les cathares. Ces gueux étaient recrutés pour quarante jours et toutes leurs infamies leur étaient remises par les évêques. Beaucoup affirmaient que jamais le Ciel n’avait été offert à si vil prix.
Les hommes d’Isarn étaient les héritiers directs de ces mercenaires. On les maudissait, mais ils étaient essentiels à la conduite de la politique de l’Église.
Isarn s’assit sur une cathèdre surélevée.
— Beaucoup de personnes ont à gagner à me voir tuer, dit-il. Surtout les aristocrates. Le roi lui-même a offert une prime pour ma tête. Je dois m’entourer d’hommes fidèles et me cacher sans relâche. Il en va de même pour ma famille. Ma femme et ma fille sont des cibles faciles pour mes adversaires, aussi vivent-elles dans un village écarté de Toulouse, en secret et à l’abri de tous.
Le visage du brigand se creusa :
— Mais il y a six jours, une bande d’hommes en noir est venue ravir mon enfant. L’un de mes comparses a réussi à embrocher un des assaillants et m’a fait rapporter son épée.
Il tira une seconde épée le long du bras de son siège et la montra au prêtre ; elle était identique à celle de Cantimpré.
Aba se redressa. Il observa l’arme avec fascination. Sa lame refléta la lumière des torchères fichées dans les murs.
Isarn reprit :
— Il se peut que ce soit la vengeance d’une bande rivale ou d’un prince dont j’aurais pillé les coffres. Si tu tiens à la vie, le prêtre, tu me diras ce que tu sais pour que je les retrouve.
Le père Aba réfléchissait.
— Trois jours, dites-vous ? fit-il soudain. Ce
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