Délivrez-nous du mal
Il le conduisit dans une salle de torture. La table des tourments était déserte, mais tout l’outillage sanglant était déployé sur des étaux.
Lorsqu’il fut seul avec le jeune homme, Daniel Jasomirgott ordonna :
— Parle, je t’écoute.
Rainerio s’expliqua :
— J’ai vécu enfant dans la même rue qu’Otto Cosmas. Il s’est installé à Rome en 1274. Je suis devenu son secrétaire et son porte-plume. Un an après sa mort, grâce à l’ouvrage qui l’occupait depuis de nombreuses années et que je terminai à sa place, j’ai pu entrer au service de l’administration du Latran, attaché auprès d’un personnage d’importance. Peu à peu, dans l’exercice de mes fonctions, j’ai fait de terribles découvertes sur des membres de la curie romaine. Des forfaitures qui dépassent l’imagination.
Jasomirgott hocha la tête ; la propagande antipapale, partout dans l’Empire, avait accusé Rome des pires abominations invocables : dévoreuse de chair humaine, incestueuse, sodomite, adoratrice du démon…
— Ces découvertes ont mis ma vie en péril, poursuivit Rainerio, et j’ai dû m’échapper de Rome. Maître Cosmas m’avait expliqué que les seuls soutiens possibles contre le pape étaient à trouver du côté de l’empereur. Il m’a parlé de vous à Olomouc, de votre lointaine amitié. Vous êtes la seule personne que je connaisse dans cette portion du monde. Et je dois révéler ce que j’ai appris ! Saurez-vous m’aider ?
Daniel Jasomirgott hocha la tête ; il songea à son vieil ami, à la concurrence qui sévissait entre l’autorité du pape et celle de l’empereur, concurrence politique et spirituelle qui se ravivait au moindre prétexte.
Il dit :
— Viens avec moi.
C HAPITRE 0 2
Après avoir échappé aux flammes du château de Mollecravel, le père Aba prit la direction de Carcassonne puis la grand-route qui conduisait à Béziers. Il comptait qu’au moins trois cents lieues le séparaient des Etats pontificaux et de cet archevêché d’Ancône où se trouvait un mystérieux monastère qui aurait accueilli Montmorency pour sa cure morale, la jeune Concha Hermandad mentionnée dans les registres de l’hospice des enfants perdus de Toulouse, et maintenant les enfants enlevés dans le pays d’Oc. Dont Perrot.
Aba n’avait jamais mis les pieds en Italie ; tout ce qu’il savait de Rome et de son territoire venait des rumeurs et des exagérations des étudiants parisiens qu’il avait fréquentés : pour ces derniers, Rome n’était rien de moins que la « Putain de Satan », le pape « un nouveau Saturne qui dévorait ses enfants », et l’Église, la « synagogue du Diable ».
Il savait en tout cas que, pour parcourir de vastes distances, rien n’allait mieux que la navigation sur fleuve ou sur mer.
Aussi décida-t-il de se rendre à Aigues-Mortes dans l’espoir de trouver une embarcation qui le rapprocherait des côtes italiennes.
Éperonnant jusqu’au sang le cheval dérobé à Mollecravel, Aba fit une rencontre sur les rives de l’Orb ; il croisa une caravane de pèlerins.
Cette poignée de pénitents français avaient pour objectif de se rendre à Rome et, de là, mettre leurs pas dans ceux de saint Paul afin de parcourir en sens inverse ses nombreuses routes missionnaires, pour achever leur périple sur l’illustre chemin de Damas qui avait vu la conversion de l’« Apôtre des nations ».
Le convoi, organisé par les épouses d’un comte et de deux barons, était richement doté. Le fils d’un duc, condamné à plusieurs mois de pénitence pour mauvaise conduite, et qui avait passé les cinq dernières années à Paris, reconnut en Guillem Aba un compatriote d’université ; à la faveur d’un menu de poulardes partagé dans une auberge d’Olargues, ils s’entretinrent des bons et mauvais traitements de tel ou tel professeur de la montagne Sainte-Geneviève, des querelles entre maîtres réalistes et maîtres universaux, et de la compétition obstinée à laquelle se livraient les écolâtres épiscopaux, qui taxaient leurs leçons, et leurs concurrents des ordres mendiants, qui instruisaient gratis.
Le père Aba évoqua son besoin de gagner Rome au plus vite, et le jeune duc, conquis par ce nouveau compagnon rompu aux arts libéraux, l’invita à se rallier au pèlerinage.
En fait de « marche de Dieu », ce convoi de Français était déconcertant : le pèlerinage proprement dit ne débutait qu’à Rome,
Weitere Kostenlose Bücher