Des Jours sans Fin
discute pour savoir, des Russes ou des Américains, lesquels arriveront les premiers. On se demande surtout qui sortira vainqueur de cette course de vitesse entre les Alliés et les pourvoyeurs de la mort ; une famine vertigineusement croissante, l’affolement des S.S. qui massacrent à tour de bras, la chute du thermomètre à moins 20°.
— Le bruit court que le kommando de Melk est évacué ; c’est à Melk que furent affectés, en quasi-totalité, mes camarades de Compiègne et de quarantaine… Les portes d’Ebensee s’ouvrent au troupeau des émigrants de Melk. Je les guette, avec quelle ardeur ! Je guette les visages amis, ce seront autant de rayons de soleil dans ce crépuscule pourri. Voici R., voici P., voici le grand A. J’oublie ceux qui manquent à l’appel, pour me jeter dans les bras des présents. Je n’ignore pas qu’il est interdit de parler pendant les heures de travail et de s’approcher d’un homme non encore dépouillé. Que m’importe ! Parmi ceux qui ont participé à la razzia sur les magasins lors de l’abandon de leur camp, certains tiennent dans leur paume crispée de petits paquets de sucre ou de biscuits, véritable viatique dans cet univers de famine. Ils savent qu’on va les leur ravir. Par les fenêtres du Revier, j’agrippe ces paquets pour les mettre en lieu sûr. L’infirmier S.U. – un jeune traître de l’armée Vlassov – m’a vu. Il signale mon forfait à Herrmann. Herrmann court prévenir Otto. Kreindl est enfin alerté.
— « Cette fois je vous tiens ! »
— Il vocifère. J’arbore la mine étonnée d’un conscrit sans reproche. Il s’indigne :
— « Voici près d’un an que vous nous jouez la comédie de ne pas comprendre l’allemand quand ça vous arrange. Verstehen Sie ? »
— « Je ne comprends pas. »
— Il écume, et je reçois un premier coup de poing en pleine figure.
— « Verstehen Sie ? »
— « Je ne comprends pas. »
— « Et maintenant ? »
— Un doublé m’a atteint au nez et à la mâchoire. Je saigne et l’odeur de mon sang se marie à celle du fameux gant de peau que je n’avais jamais flairé d’aussi près, mais je répète machinalement :
— « Je ne comprends pas. »
— « Cette fois, vous allez comprendre…»
— Mes lunettes, que j’avais sauvées depuis les Baumettes, dont je ne me défaisais ni sous la douche, ni la nuit, ont virevolté et je perçois le glissement de leurs branches sur les lattes de bois.
— « Comme ça, je pense que vous comprenez. »
— Aveugle, chloroformé, les oreilles bourdonnantes, je balbutie :
— « Pourquoi crier si fort ? Tant que vous crierez, je ne pourrai rien comprendre…»
— Les coups se multiplient, me martèlent – c’en est presque voluptueux – et je m’effondre.
— Quand je me suis relevé, brisé, Kreindl avait disparu ; mais on m’a expliqué avec ménagement qu’il m’avait puni de vingt-cinq coups de schlague sur les fesses, vidé du Revier et promu travailleur au tunnel.
— Il y avait une dizaine de malades français dans la salle où je venais de me faire knock-outer. J’ai été leur serrer la main. Ils me regardaient consternés. Rompant un silence de fin du monde, l’un d’entre eux m’a confié :
— « Sans nul doute, c’est terrible pour nous. Si tu n’es plus là, qu’est-ce que nous allons devenir ? Sans toi, nous sommes perdus. »
— En treize mois de vie concentrationnaire, je n’avais éprouvé autant d’émotion ni de fierté.
— Travailleur au tunnel, c’était la mort à coup sûr – à moins que, « pile ou face », l’arrivée des tanks libérateurs ne la devançât… J’ai fait à François Wetterwald mes dernières recommandations avec prière de transmettre un message aux miens.
— Sur mon lit, j’ai trouvé trois caleçons destinés à me rembourrer les fesses et à amortir les coups de schlague – une bien touchante attention de la part de compatriotes anonymes qui m’avaient sacrifié un vêtement précieux afin que je souffre un peu moins.
— Je ne reçus pas mes vingt-cinq coups. Je ne fus point expédié au tunnel. Je ne sais, je ne saurai jamais pourquoi, ni quel ange tutélaire tirait ce jour-là les ficelles de mon « pile ou face ».
*
* *
— Qui xcviii avait eu la curieuse idée d’organiser un spectacle, une sorte de revue de music-hall à Ebensee, je ne l’ai jamais su.
— Il y eut de longs
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