Des Jours sans Fin
l’auditoire. Il est vrai que ces paroles d’un humour rare, proférées d’un air niais par le chef du crématoire, devaient sembler à ces messieurs le comble de l’esprit. Mais elles éveillaient, en nous, bien d’autres résonances.
— Il y eut également un chanteur, Français celui-là, dont j’ai oublié le nom. Mais je le vois encore, dans la lumière du projecteur, perdu dans une tenue toute neuve de bagnard, mais trop grande pour lui, le visage blafard, sorte de pierrot lunaire, les traits accusés, un peu clownesque ; mais quel changement quand il se mit à chanter d’une voix qui nous parut splendide, « Je t’ai donné mon cœur ». Les yeux fermés, nous voilà bien loin d’Ebensee, transportés par cette musique et ces mots qui, tout banals qu’ils fussent, nous ramenaient vers notre vie passée. Il régnait un grand silence en dehors de ce chant et du vague accompagnement de l’orchestre. Mais quand ce fut fini, il y eut un temps de silence complet, puis un déferlement d’applaudissements. Notre camarade dut bisser son air et le contraste était grand entre ces paroles de joie, cette voix puissante et l’aspect frêle, épuisé, du chanteur. Ce fut un grand moment.
— Enfin, en vedette, un autre numéro inoubliable, exécuté aussi par un Français, mais d’un bien autre genre. C’était un coiffeur, très connu parmi ces messieurs les prominents, en raison de ses mœurs et de ses talents spéciaux. Il faisait les délices de beaucoup d’entre eux et les enchantait grâce à une technique parfaitement élaborée et efficace. Aussi vivait-il fort bien au camp. Il apparut habillé, ou plutôt dénudé, en bayadère, avec un soutien-gorge blanc, une jupe blanche fendue, jouant avec des ballons de baudruche blancs, les jetant gracieusement, ondulant lascivement – du grand art. Il lui fallut également bisser son numéro qui était le clou du spectacle et assez long – du moins pour nos goûts.
— Les spectateurs étaient véritablement fascinés, par contre ; ils retenaient leur souffle, tendus, les yeux exorbités, dévorant cette silhouette insolite, qui faisait à la longue illusion.
— Ce fut la dernière vision que nous emportâmes. La représentation était terminée. Les S.S. partis, les commentaires allaient bon train, dans la foule qui s’écoulait vers la sortie ; tout le monde parlait du Franzose, schöne Tanz, So Künsterlich… Plusieurs kapos vinrent presque nous féliciter… Nous partîmes, Gilbert et moi, vers notre baraque, dans le froid, la rage au ventre et la honte au cœur.
— La xcix fin de la guerre approchait, sous les coups des armées alliées, la formidable machine de guerre nazie craquait de toutes parts, mais à Ebensee comme partout ailleurs dans les camps de concentration, une question angoissante se posait aux déportés : « Que vont-ils faire de nous ? » Que peut-on attendre de bon de ces tueurs professionnels ? Le Comité international est alerté et des consignes très sévères de vigilance et de préparation au combat, si cela devient nécessaire, sont communiquées à tous les groupes constitués. Appel est fait, sous la forme clandestine naturellement, au renforcement des groupes par l’appoint de forces nouvelles, ce qui sera réalisé. À quelques jours de la Libération, un sous-officier allemand de la garde (non S.S.) du camp informe le Comité international des grandes lignes du plan d’extermination totale des détenus prévu par le commandement S.S. du camp.
— Ce plan consistait à conduire, sous le prétexte de les abriter d’un bombardement possible, tous les déportés du camp, y compris les malades, dans un tunnel. Ils devaient y être ensevelis vivants ainsi que l’ont confirmé les explosifs trouvés plus tard à l’entrée du tunnel. L’organisation de résistance informée du plan S.S. a pu alerter à temps ses groupes et transmettre la nouvelle à tous les déportés, ce qui a permis d’aboutir, sur la place d’appel, au refus collectif et massif de partir au tunnel. Les S.S. déconcertés par la puissance de cette manifestation à laquelle ils ne s’attendaient pas, ont alors quitté le camp, lequel pratiquement s’est trouvé libéré.
— À c la veille de la Libération, un des mots d’ordre du Comité national français de résistance était de retarder, par tous les moyens, le rassemblement des déportés sur la place d’appel. Pour cela, avec quelques camarades, nous sommes
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