Des Jours sans Fin
face », faisait décrire à son index gauche ganté de peau un arc de cercle de 30° : le malade était condamné.
— Nazi convaincu, obtus, courageux sans doute, ce vulgaire sergent – mais un sergent S.S. exige plus de respect et impose plus d’effroi qu’un général américain – continua jusqu’au bout à ponctuer chacune de ses phrases du traditionnel « Heil Hitler ». Il fut le dernier et le seul. La débâcle terminale ne modifia en rien son comportement ; elle eut pour seules conséquences d’accentuer sa pâleur crayeuse, de décomposer progressivement la régularité architecturale d’un visage demeuré impassible. Alors seulement, ce sinistre robot, en souffrant dans sa chair de l’effondrement du régime, dévoila son apparentement à l’espèce humaine.
— Nanti d’un brassard de la Croix-Rouge que nous ne lui connaissions pas, il pénétra dans le Revier de son pas mesuré, le samedi 5 mai sur le coup de 10 heures. C’était pour donner l’ordre au personnel de brûler les archives, documents, graphiques, feuilles de température.
— Depuis lors, personne de nous ne l’a plus revu. Il fut pendu par les soins de la justice américaine au printemps 1946. Pile ou face : eût-il passé en jugement six mois plus tard avec une deuxième fournée de criminels de Mauthausen, qu’il eût immanquablement, comme ses vingt-trois acolytes, été acquitté.
— C’est deux ou trois semaines après mon arrivée que, dans l’allée serpentine et verdoyante du Revier d’Ebensee, par une glorieuse matinée de juillet, Kreindl m’avait, pour la première fois, adressé la parole :
— « Debrise (je crois entendre encore son suave susurrement), vous avez fait entrer un détenu à l’« Infektion barake », avec le diagnostic d’« entéro-colitis acuta » (il parlait un allemand soigné, lent, martelé, n’usant à dessein que de mots élémentaires). Or, ce détenu est constipé je l’ai vérifié moi-même (l’usage voulait, à Ebensee que, quand Kreindl venait effectuer un contrôle, on obligeât les malheureux entéritiques à fournir la preuve de leur affection dans une mandoline déposée à cet effet au milieu de la salle. Tous ceux qui, à quelque heure que ce fût, se montraient incapables de fonctionner sur commande, étaient derechef chassés du Revier). Qui plus est, ce détenu est Français et vous êtes également Français. Vous ne serez pas étonné d’apprendre que votre protégé reprend son travail au tunnel cet après-midi. Quant à vous, comprenez-moi bien, j’entends que semblable incident ne se reproduise pas. Mais je suis persuadé que vous m’avez compris. »
— De son ton, initialement si suave, toute aménité, toute sérénité avaient disparu, pour faire face à une rudesse à laquelle les termes employés et dûment pesés par Kreindl, conféraient une signification précise.
— Fin décembre, à l’époque tragique où, après une vague de déflation, les succès de l’offensive de Von Rundstedt réinsufflaient l’enthousiasme et l’arrogance aux fanatiques hitlériens, j’eus à nouveau maille à partir avec notre Unterscharführer.
— J’étais dans mes salles, en train d’ausculter, lorsque des glapissements répétés : « Debrise, Debrise ! » percèrent le silence neigeux. Un « laufer » – façon de commissionnaire qu’on faisait trotter de l’appel de l’aube à l’appel du soir – avait été lâché à mes trousses :
— « L’Unterscharführer réclame Debrise, l’Unterscharführer réclame Debrise ! »
— Les convocations urgentes n’ont pas bonne réputation. Il faut s’y rendre toutes affaires cessantes, sans prendre congé des amis, sans avoir le temps de s’interroger ni de se préparer au pire « pile ou face ». Je pénètre, haletant, dans le repaire de Kreindl qui parsemait de paraphes grandioses une pile de documents dactylographiés. Il ne s’interrompit pas, ne me gratifia pas d’un clin d’œil. C’est le juge de droit divin… Il y eut une interminable minute durant laquelle mon cœur, en avance sur l’aiguille des secondes, battit près de cent fois. Alors, posément, Kreindl repoussa sa pile de paperasses et sortit de son tiroir un carton vert de consultation.
— Sur ces cartons verts figuraient le nom, le matricule et la nationalité du consultant, la date, l’énoncé du diagnostic et du traitement, la décision prise (apte au travail, repos au block,
Weitere Kostenlose Bücher