Des Jours sans Fin
revêtus du même uniforme s’étaient montrés, à notre égard, aussi brutaux que les S.S. Aussi nous n’avons pu résister de jouer, à notre tour, aux kapos. Sans cogner mais en hurlant des « schnell, fissa, schwein-hund », etc., nous les avons mis an travail. Ils s’y sont mis sans hésiter, avec ardeur, aux applaudissements des voyageurs témoins de la scène. Cette crainte que nous inspirions aux Allemands rencontrés depuis la Libération, m’intriguait ; je demande à un vieux monsieur s’il pouvait m’en dire la cause.
— « C’est simple, me dit-il, les Allemands connaissent tous, quoi qu’ils en disent, l’existence des Konzentrazionlager et les crimes qui y furent commis. Vous portez encore soit la veste, le pantalon ou la Mutzen rayés des camps ; votre maigreur squelettique vous désigne également et vous avez tous des yeux effrayants dans le fond de vos orbites dans vos figures émaciées. Alors, vous faites peur, d’autant plus peur que l’on commence à apprendre les règlements de compte auxquels vous vous êtes livrés à la Libération. Et tous les Allemands ont peur de vous car ils se sentent solidaires des crimes de leur race. Voilà l’explication. »
— À Nancy, on nous installe dans deux compartiments de première classe de l’express de Paris. À peine le train parti, le maître d’hôtel du wagon restaurant vient nous dire : « Les voyageurs qui déjeunent se sont cotisés et vous attendent au wagon restaurant. » Nous venions de déjeuner avant de prendre le train ; nous désirions rester tranquilles et dormir. Rien à faire, il a fallu y aller.
— Jusqu’à l’arrivée à Paris, c’est inimaginable ce que nous avons pu ingurgiter comme victuailles et comme vins bouchés, cognac… Après nous être contentés de l’eau du Danube comme boisson pendant des mois, une telle quantité d’alcool aurait dû nous assommer. Il n’en fut absolument rien et, en descendant du wagon restaurant, sur le quai de la gare de l’Est, à Paris, nous étions aussi calmes et solides que si nous n’avions consommé que du lait.
— Guidés par des infirmières de la Croix-Rouge, nous échappons, par une porte dérobée, à une musique militaire et à une foule énorme attendant l’arrivée de trains de prisonniers. En taxi, l’on nous conduit à l’hôtel Lutétia où, en priorité, on nous passe au dépouillage. Puis nous passons une excellente nuit. Notre train pour Rennes quittait la gare Montparnasse seulement le lendemain soir, vers 22 heures.
— La matinée se passe à différentes opérations complétant celle de Thionville (j’ai bien failli avoir un deuxième billet de 1 000 francs). Dans le hall de l’hôtel, j’ai pu renseigner et tranquilliser certaines familles en leur apportant les premières nouvelles de celui qu’elles attendaient. Ce fut le cas pour le père, la mère et la fiancée de Marc Zamansky. Mais, hélas ! combien d’autres mauvaises nouvelles !
— Je suis parti à travers Paris pour accomplir une mission sacrée. Un camarade, mort à Melk en juillet 1944, m’avait, avant de mourir, donné son adresse en me demandant, si je rentrais, d’aller voir sa femme. Hélas ! elle n’habitait plus, depuis longtemps, à cette adresse et je n’ai pu la retrouver. Circulant dans les rues de Paris (dans mon gilet de peau de lapin et dans ma pointure quarante-cinq), j’avise une pancarte à la vitrine d’un petit café : « Cidre bouché. » Quelle aubaine, j’allais m’offrir ça et entamer mon beau billet.
— Je m’installe et, rapidement, je suis rejoint par une, puis deux, puis trois dames, habituées des trottoirs du quartier. Elles s’apitoient tendrement et sincèrement sur mon sort et sur celui des déportés en général ; en parlant, elles commandent d’autres bouteilles pour trinquer, disent-elles, et quand j’ai voulu régler ma commande pour partir, elles s’y sont opposées avec la dernière énergie. J’avais toujours mon billet et, un comble, il a fallu que je revienne de Mauthausen pour me faire entretenir !
— Enfin, après un voyage sans histoire, je suis arrivé chez moi. Ma famille avertie par télégramme m’attendait. Ni ma femme, ni mes quatre enfants ne me reconnaissaient, si ce n’est à ma voix (l’aîné de mes enfants avait onze ans ; je connaissais à peine la plus jeune, née quelques semaines avant mon départ pour le front et une absence de presque cinq ans). Je pesais à
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