Des Jours sans Fin
Le procédé n’ayant pas eu, bien au contraire, le résultat de la faire taire, on la balance dans le lac, au bout de la pelouse. Elle ne pouvait se noyer étant au milieu des joncs, dans un maximum d’un mètre d’eau. Mais la tasse qu’elle a bue l’a calmée immédiatement. Il fallait la voir, la bouche grande ouverte, cherchant à reprendre son souffle. Ce que nous avons pu rire !
— Un matin, je vois arriver C. qui me dit :
— « On va à la pêche ! »
— « Où et avec quoi ? » , lui dis-je.
— « Ne t’inquiète pas. La Traun reçoit, à 3 kilomètres d’ici, un petit torrent dans lequel j’ai vu des ombles chevaliers de plusieurs kilos. On va les attraper à l’« asticot piégé » .
— Il avait récupéré, dans les tunnels, des bâtonnets d’explosifs, des détonateurs et quelques mètres d’un bon cordon spécial permettant de déclencher l’explosion sous l’eau. L’asticot piégé c’était ça. On va donc sur les lieux. Il était expert dans le maniement des explosifs ; j’ai admiré sa dextérité. Il lance son « asticot piégé » dans un trou ; trente secondes après l’explosion a lieu. Nous nous étions reculés d’une vingtaine de mètres ; un énorme geyser s’élève du torrent, le sol tremble et le bruit se répercute en écho dans les montagnes. Une dizaine de gros poissons apparaissent le ventre en l’air, mais emportés par le courant violent, nous ne pouvons en attraper qu’un seul. Au bout du troisième essai, toujours aussi bruyant, alors qu’il venait de préparer un quatrième pétard, on voit arriver, courant et criant, un garde-forestier. C. me dit : « Tu vas voir que l’asticot piégé a aussi de l’effet sur les emmerdeurs. » Et il lance son engin auquel pendait la mèche crépitante dans la direction du garde. Sans insister, celui-ci fait demi-tour et détale à toutes jambes. Conclusion : l’omble chevalier est un excellent poisson, s’apparentant au saumon ; il est délicieux même seulement bouilli, sans assaisonnement.
— Cinq ou six jours après la Libération, je me chauffais au soleil, assis sur le petit mur, lorsque je vois apparaître, gonflé, un cadavre remontant à la surface. C’était un civil, ingénieur paraît-il, que je n’avais jamais vu. Il était haï par les anciens d’Ebensee pour sa méchanceté. Il a commis l’erreur de revenir aux tunnels pour récupérer, dans son bureau, du matériel lui appartenant. C’était de sa part une imprudence et une folie. Il a terminé son séjour à Ebensee au fond du bassin. Il avait une magnifique paire de chaussures et un beau gilet de peau de lapin, avec de grosses manches tricotées. Comme j’étais nu-pieds ou à peu près, et que, mal vêtu, j’avais froid, j’attire le cadavre au bord et je récupère le gilet et les chaussures avec lesquels je suis revenu chez moi. Un inconvénient cependant : je chausse du quarante et un et les souliers étaient, au moins, du quarante-cinq. Avec ça, au moins, je tenais debout !
— On trouvait le temps long d’attendre ainsi notre rapatriement ; d’autant plus que, déjà, vers le 20 avril, nous avions appris que la Croix-Rouge commençait à rapatrier nos camarades, les femmes d’abord, puis les détenus de Mauthausen. Pour nous, toujours rien. Étions-nous oubliés ? Le moral était atteint. Cependant, les distractions ne manquaient pas. D’abord la construction, à coups de bulldozers, en vingt-quatre heures, d’un immense hôpital, sous tentes, dans lequel beaucoup de malades étaient soignés. Enfin, les Américains, horrifiés de constater les horreurs dont nous avions été les victimes, firent ouvrir les fosses communes, déterrer les cadavres qui furent lavés, enveloppés dans des draps fournis par la population locale et enterrés dans des tombes individuelles, dans un cimetière créé à cette occasion. Ce furent les Autrichiens nazis, du coin, qui furent chargés de ce travail : hommes et femmes, en « costume du dimanche. » Ils ont travaillé ainsi de longs jours… sous la surveillance de quelques rescapés juifs survivants. Bien que cela leur fût interdit, le gummi s’est remis à fonctionner énergiquement et ils n’avaient pas une seconde de répit dans le travail. Comme nous il n’y avait pas si longtemps ! Les cadavres chargés sur des voitures étaient transportés à travers la ville vers le nouveau cimetière.
— Enfin le jour du départ, vers la France
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