Des Jours sans Fin
la nuit, vers 2 heures du matin, Edgard arriva au marbre un peu rouge :
— « Viens vite, Albert est malade ! »
— Je le suivis aussitôt et trouvai notre pauvre camarade, assis à terre, le visage décomposé et claquant des dents. Toute la journée ainsi que celle du lendemain, jour de Pâques, il resta dans un coin du block, tremblant de fièvre, bousculé par le chef de chambre, incapable de s’alimenter, la figure enflée.
— Admis au Revier le lundi, il y mourait le jeudi 13 avril, complètement paralysé, avec un empoisonnement général du sang occasionné par un phlegmon au niveau de l’estomac.
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* *
— Les événements se précipitaient. Depuis plusieurs semaines, d’après les communiqués, chaque jour l’avance des Alliés se précisait, foudroyante, tant à l’ouest qu’à l’est. Le franchissement du Rhin à Remagen prouvait que le dispositif de défense ennemi était disloqué. Nous vivions la dernière semaine de mars, la semaine sainte.
— L’atmosphère était curieuse au camp et à l’usine. Chez les civils, le découragement complet. Ils se réunissaient en permanence par petits groupes, discutaient longuement, consultaient des cartes, hochaient la tête. L’avance russe en direction de Vienne semblait les inquiéter tout spécialement. On le comprenait sans peine.
— Du côté des détenus, un mélange de joie et de crainte. Exaltation à l’idée de la victoire et de la libération proches, indéfinissable inquiétude à la pensée des dernières épreuves entrevues ou soupçonnées. Il faisait un temps radieux, le printemps précoce avait mis la nature en fête, mais que réservaient les semaines à venir ? Quel calvaire nous attendait ? Quel sort nos bourreaux nous préparaient-ils ?
— Des bruits d’évacuation se répandaient, imprécis, contradictoires mais tenaces. Départ à pied vers Mauthausen, embarquement en chemin de fer pour une usine de l’Allemagne centrale ou du réduit bavarois ?… Chacun voulait se persuader que cela n’était pas possible. On allait de l’un à l’autre se répétant que ce ne serait pas, on se mendiait mutuellement des raisons interdisant une telle expédition. À y bien réfléchir, on la savait possible, probable même sinon inévitable mais on cherchait à se mentir à soi-même et l’on mettait tout en avant pour en motiver la non-exécution. Raisons stratégiques dans une zone de guerre où les convois militaires devaient fatalement disposer de routes dégagées. Raisons économiques : nous n’étions plus d’aucun intérêt pour les Allemands.
— On voulait rester là, y attendre l’arrivée des troupes russes quitte à courir le risque d’être enfermés au dernier moment dans les galeries de la fabrique souterraine et gazés sauvagement…
— Le rythme de la vie n’avait pas changé, mais on sentait que tout était déréglé à l’extérieur. Le pain ne manquait-il pas presque chaque jour ? Le mercredi ou le jeudi, durant la nuit, de gros camions de l’intendance arrivant directement de la zone de combat, avaient déchargé dans le block 4, évacué à cet effet, d’énormes quantités de tabac en feuilles, destiné à la Wehrmacht. Ils étaient repartis en hâte, avec les conducteurs fourbus. Cela sentait la retraite précipitée, presque la débâcle.
— Le samedi matin, nous descendions à la fabrique comme à l’ordinaire et rien d’anormal ne transpirait, lorsque vers 8 heures un ingénieur, très rouge, arriva et donna rapidement quelques ordres. Dans toutes les équipes, on commanda de rassembler le matériel et l’outillage pour procéder à son emballage et à son enlèvement. Il fallait faire vite. Des caisses furent distribuées avec de la paille de bois. Mais les contremaîtres s’intéressaient peu à ce travail, trop occupés qu’ils étaient à discuter et à ranger leurs petites affaires personnelles. Les détenus, eux, voyant le spectre de l’évacuation prendre corps, s’occupèrent d’eux-mêmes également.
— Il se posait l’angoissante question des chaussures. Le bruit se répandait qu’il en était arrivé au camp, mais il n’y en aurait certainement plus à notre retour en surface. On ne pouvait entreprendre la route avec nos misérables « claquettes » déchiquetées qui nous blessaient aux pieds. Une fois de plus, il fallait se défendre par ses propres moyens.
— Les placards des Meister étaient là. On y chercha fortune. Pour ma
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