Des rêves plein la tête
sujet.
— Le souper est
déjà sur le poêle, dit Laurette à Denise. Laisse pas coller le bouilli au fond
du chaudron. Je reviens dans une demi-heure.
Sans plus
d'explications, elle sortit. Saluant d'abord de la tête une voisine debout sur
le pas de sa porte, elle tourna ensuite sur la rue Fullum qu'elle descendit
jusqu'à la rue Notre-Dame. Moins de dix minutes plus tard, elle se retrouva
devant la porte de la Dominion Rubber au moment même où la sonnerie annonçant
la fin du quart de travail se faisait entendre. Aucun travailleur n'avait encore
quitté les lieux. Ne voulant pas s'immobiliser bêtement devant la porte, elle
se mit à arpenter le trottoir, attendant la sortie de Gérard. Les minutes
suivantes furent passablement éprouvantes. Elle se sentait fébrile et se
répétait inlassablement ce qu'elle allait dire à celui qu'elle voulait ramener
à la maison.
Les premiers
employés de la compagnie sortirent un à un de l'usine. Elle s'écarta un peu
plus pour ne pas avoir l'air de faire le pied de grue. Soudain, elle vit Gérard
apparaître à la porte. Il était seul, mais suivait une demi-douzaine d'hommes
porteurs d'une boîte à lunch en métal noir. Il tranchait un peu sur les autres
par sa mise propre et ses cheveux bien coiffés. De toute évidence, il ne
l'avait pas vue. Il s'avança lentement vers le bord du trottoir et s'apprêtait
à traverser la rue Notre-Dame en compagnie des autres employés qui venaient de
voir un tramway s'approcher, venant de l'est.
— Gérard ! le
héla-t-elle en s'avançant vers lui. Gérard tourna la tête dans sa direction et
l'aperçut.
Pendant un bref
moment, Laurette eut l'impression qu'il allait l'ignorer et poursuivre son
chemin. Mais, finalement, le père de famille se détacha du groupe et se dirigea
vers elle sans
trop d'empressement, comme à contrecœur.
— Qu'est-ce que
tu veux ? lui demanda-t-il d'une voix éteinte.
— Ben, je veux te
parler. Pourquoi t'es parti comme ça?
— Parce que je
suis écœuré.
— Écœuré de quoi
?
— Écœuré que tu
te mettes à crier et à chialer chaque fois que j'ai deux minutes de retard.
J'en ai assez.
— Je crie parce
que je suis inquiète. Si tu m'avertissais avant, je m'en ferais moins.
Il y eut un long
silence entre le mari et sa femme, debout sur le trottoir, face à face, en
plein soleil. Après un moment, ils se déplacèrent vers l'ombre du mur de
l'usine, surtout pour éviter que les passants aient à les contourner.
— T'as jamais
pensé que moi aussi j'ai besoin de respirer un peu ? reprit Gérard, rancunier.
Toi, tu sors presque tous les samedis pour te changer les idées, mais moi, je
suis toujours poigné à la maison après mes journées d'ouvrage. Le samedi, je le
passe à garder les enfants. Le dimanche, on est obligés d'aller passer
l'après-midi chez ton père.
— Pourquoi tu me
l'as jamais dit avant? Gérard souleva les épaules.
— Écoute. Si
c'est juste ça, ça peut s'arranger. Denise va avoir douze ans la semaine
prochaine. Elle est ben assez vieille pour garder le samedi et t'as juste à
venir magasiner avec moi.
— J'aime pas ça,
magasiner.
— Ben, sors ce
jour-là. Va chez ta sœur, si ça te tente. Ça me dérange pas pantoute. Si tu
veux juste boire une couple de bouteilles de bière, je peux toujours te les
acheter dans la commande, concéda-t-elle.
— Tu sais ben que
j'aime pas la bière. Là, vendredi soir, c'était juste pour pas faire le sauvage
que je suis allé avec les autres à la taverne. Tu sais aussi ben que moi que
c'est pas dans mes habitudes.
— Bon. Le monde
commence à nous regarder, fit remarquer Laurette en tournant la tête.
Viens-t'en à la maison, les enfants s'ennuient de toi.
— Juste les
enfants ? demanda son mari en la regardant dans les yeux. %
— Non. Moi aussi,
avoua Laurette en baissant la voix. Ça fait trois jours que je t'attends.
Gérard ne résista
pas plus longtemps et se mit en marche à ses côtés. Soulagée au-delà de toute
expression, sa femme prit son bras et c'est ainsi, sans un mot, qu'ils
rentrèrent à la maison.
La réaction des
enfants sembla faire chaud au cœur du père de famille qui reprit sa place au
bout de la table pendant que sa femme servait le souper. Ce fut l'un des repas
les plus joyeux de l'été. Gérard semblait aussi soulagé que Laurette de l'issue
heureuse de la crise familiale qu'il
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