Des rêves plein la tête
qu'ils vont venir sonner à notre porte, temporisa Laurette, qui se mit tout
de même à regretter un peu son offre.
— On les connaît
pas, ces gens-là.
— Ils sont de ta
famille, non ?
— Ce sont juste
des cousins de mon père. Je pense que je les ai vus deux fois depuis que je
suis au monde. Leur garçon, je l'ai jamais vu.
— On s'énervera
pas pour rien avec ça, conclut Laurette sur un ton insouciant. Si jamais ils
viennent chez nous et
que ça fait pas
notre affaire, on leur dira carrément qu'on veut pas d'eux autres.
L'automne arriva
plus vite qu'on l'espérait. A la mi-novembre, les arbres du parc Bellerive
avaient complètement perdu leurs feuilles et le froid poussait les rares
passants à presser le pas pour se mettre à l'abri. Quelques enfants du quartier
avaient déjà sorti leur bâton de hockey et s'amusaient à pratiquer leur sport
favori dans la rue. Depuis quelques semaines, les contre-fenêtres avaient été
réinstallées devant les ouvertures de l'appartement de la rue Emmett où le
poêle à huile et la fournaise maintenaient tant bien que mal une température
acceptable.
Comme à son
habitude, Laurette s'était levée ce vendredi-là un peu avant six heures pour
préparer le déjeuner de son mari. Emmitouflée dans son épaisse robe de chambre
rose un peu décolorée, elle avait cuisiné de la pâte à crêpes pendant que
Gérard se rasait devant le petit miroir suspendu au-dessus du lavabo. Mon
légionnaire, interprété par Edith Piaf, jouait en sourdine à la radio.
Affairée, la jeune mère de famille se taisait, l'air un peu boudeur.
Depuis la veille,
elle ne songeait qu'à une chose: son cinquième anniversaire de mariage. C'était
ce jour-là. Gérard allait-il y penser ? Son mari avait une nette tendance à
oublier la date des anniversaires. Elle ne tenait pas particulièrement à
recevoir un cadeau, mais souhaitait de tout cœur qu'il ait une attention pour
elle à cette occasion, qu'elle considérait comme étant de la première
importance.
Elle lui servit
ses crêpes et attendit, aux aguets, en sirotant son thé bouillant.
— Tu manges pas ?
lui demanda Gérard, surpris de ne pas la voir partager son déjeuner.
— Je mangerai
tout à l'heure avec les enfants, répondit-elle avec une certaine brusquerie.
Impassible,
Gérard termina son assiette, se leva et alla endosser son manteau.
— On dirait qu'il
a commencé à neiger, dit-il après avoir écarté le rideau de dentelle masquant
la fenêtre de la porte d'entrée.
Il revint dans la
cuisine pour embrasser sa femme. Cette dernière, le visage fermé, lui tendit
son repas du midi sans rien dire. Gérard sembla soudain se rendre compte de son
air maussade.
— Ça te rappelle
rien, cette température-là ? lui demanda-t-il.
— Ben. C'est
l'hiver, laissa tomber Laurette.
— C'est la même
température que le jour où on s'est mariés. Tu te rappelles pas?
— C'est vrai,
admit-elle avec un début de sourire.
— Ça fait déjà
cinq ans aujourd'hui, constata Gérard. Maudit que le temps passe vite.
— J'espère que tu
regrettes pas trop ? demanda Laurette qui avait recouvré, comme par miracle,
toute sa bonne humeur.
— Non, pantoute,
même si t'as un caractère de cochon, plaisanta son mari en l'embrassant à
nouveau.
— Gérard Morin!
On peut pas dire que t'as si bon caractère que ça, toi non plus.
— On n'est pas
pour se chicaner, non ? On va fêter ça à soir, annonça-t-il à sa femme. J'ai
demandé à ta mère de garder les enfants et on va aller voir Juliette Béliveau
et Ovila Légaré au Théâtre national. Il paraît que leur show est pas mal bon.
Ravie, elle lui
sauta au cou et eut beaucoup de mal à patienter jusqu'à son retour, à la fin de
la journée. Cette soirée d'anniversaire devait laisser à Laurette un souvenir
impérissable. Par
la suite, elle fut toujours persuadée que c'était au retour de cette sortie que
son second fils avait été conçu.
1
- i
:
Chapitre 15
Les pensionnaires
— On n'a pas
assez d'être enterrés dans la neige, se plaignit Laurette en cet après-midi de
janvier, v’là qu'on gèle ben dur, à cette heure.
Debout devant la
fenêtre de sa cuisine, elle étirait le cou pour mieux observer les enfants qui
faisaient des glissades dans la grande cour. Assis ou debout sur des morceaux
de carton, ils dévalaient
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