Des souris et des hommes
aller.
Curley le regarda hostilement et, faisant
demi-tour, s'enfuit par la porte. George dit :
— Tu sais pas, Lennie, ben, j'ai peur
de faire du grabuge moi-même avec ce salaud-là. Il a une gueule qui n' me
revient pas. Amène-toi, nom de Dieu. On n'aura plus rien à bouffer.
Ils sortirent. Le soleil n'était plus
qu'une raie mince sous la fenêtre. Au loin, on pouvait entendre un vacarme
d'assiettes.
Un moment après, le vieux chien entra en
boitant par la porte ouverte. Il regarda de droite et de gauche avec ses yeux
doux qui voyaient à peine. Il renifla et posa sa tête sur ses pattes. Curley
réapparut sur le seuil et regarda dans la chambre. Le chien leva la tête, mais
quand Curley, brusquement, s'éclipsa, la tête grise retomba sur le plancher.
III
Bien que
la clarté du soir apparût aux fenêtres, l'intérieur du baraquement était
sombre. Par la porte ouverte on entendait le bruit sourd et, par instants, le
tintement d'une partie de fers à cheval [8] De temps
à autre, des voix s'élevaient pour approuver ou critiquer.
Slim et
George entrèrent ensemble dans le clair-obscur de la chambre. Slim leva le bras
au-dessus de la table à jeu et alluma l'ampoule électrique atténuée par un
abat-jour de fer-blanc. Aussitôt, la table s'illumina, et, le cône de
l'abat-jour rabattant tout droit la lumière, les coins de la chambre restèrent
sombres. Slim s'assit sur une caisse, et George prit place en face de lui.
— C'était
bien peu de chose, dit Slim. Il aurait fallu que j'en noie la moitié, de toute
façon. Y a pas de quoi me remercier.
George dit :
— Pour
toi, peut-être bien que c'était peu de chose, mais pour lui, ça représente
bougrement. Nom de Dieu, j’sais pas comment qu'on va pouvoir le décider à venir
coucher ici. Il va vouloir coucher avec eux, dans l'écurie. On aura de la peine
à l'empêcher de se fourrer lui-même dans la caisse avec les petits chiens.
— C'était
bien peu de chose, répéta Slim. Dis donc, t’avais raison à son sujet. Il est
peut-être pas malin, mais j'ai jamais vu son pareil pour le travail. Pour un
peu, il aurait tué le gars qui travaillait à l'orge avec lui. Y a personne pour
rivaliser avec lui. Bon Dieu, j'ai jamais vu un gars aussi fort.
George dit
avec orgueil :
— Y a
qu'à dire à Lennie ce qu'il faut faire et il le fait, moyennant qu'il n'y ait
pas à réfléchir. Il n' peut penser à rien lui-même, mais sûr qu'il sait
obéir.
On
entendit un fer tinter contre la fiche de métal et quelques cris d'approbation.
Slim se
recula un peu pour n'avoir pas la lumière sur la figure.
— C'est
drôle que vous vous soyez réunis comme ça, tous les deux.
C'est
ainsi que Slim, calmement, invitait aux confidences.
— Qu'est-ce
que ça a de drôle ? demanda George sur la défensive.
— Oh !
j’sais pas. J'ai pas souvent vu des types circuler ensemble comme ça. Tu sais
comme font les journaliers, ils s'amènent, on leur donne un lit, ils
travaillent un mois, et puis ils en ont assez et ils s'en vont tout seuls. Ils
ont jamais l'air de tenir à personne. Ça me semble juste un peu drôle, un dingo
comme lui et un dégourdi comme toi qui se baladent comme ça ensemble.
— Il
est pas dingo, dit George. Il est con comme la lune, mais il est pas fou. Et
puis, j’suis pas si malin que ça moi-même, sans quoi j’chargerais pas de l'orge
pour cinquante dollars, logé et nourri. Si j'étais malin, si j'étais même un
peu débrouillard, j'aurais ma petite terre à moi, où que je ferais ma propre
récolte au lieu de faire tout le travail sans profiter de ce qui pousse dans la
terre.
George se
tut. Il avait envie de parler. Slim ne l'encourageait ni ne le décourageait. Il
était là, assis, calme et réceptif.
— C'est
pas tellement drôle que, lui et moi, on circule ensemble, dit George
finalement. Lui et moi, on est nés tous deux à Auburn. J’connaissais sa tante
Clara. Elle l'a pris quand il était bébé et elle l'a élevé. Quand sa tante
Clara est morte, Lennie est venu travailler avec moi. Puis au bout de quelque
temps, on s'est comme qui dirait habitués l'un à l'autre.
— Hum,
dit Slim.
George
regarda Slim et vit ses yeux de divinité impassible fixés sur lui.
— C'est
drôle, dit George. Autrefois, j’rigolais tout plein avec lui. J’lui faisais des
blagues, parce qu'il était trop andouille pour se
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