Dieu et nous seuls pouvons
frétilla de la queue. Quand il fut prêt,
il prit le chien dans ses bras.
— Tu l’emmènes ? s’étonna
l’apprenti.
— Bien sûr, si je le laisse
seul, il va aboyer sans arrêt.
Dans le fournil, enfariné jusqu’aux
coudes, Léon pétrissait avec ardeur sa pâte à pain. Il aimait ce qu’il faisait
et ça se voyait dans chacun de ses gestes. Il accueillit son neveu aimablement
en lui remettant un tablier bleu.
Saturnin chercha son chien pour se
rasséréner et le vit en train de pisser sous la devise peinte par Arsène
Bouzouc il y avait bien longtemps :
Moins tu réussis, plus tu parles des difficultés.
Celui qui réussit n’en parle jamais.
As-tu bien rempli ta journée ?
Pose-toi cette question tous les soirs.
Son oncle soupira.
— Va nettoyer, et après
mets-toi au travail. Tu commenceras par vider le cendrier du four, Benoît te
montrera où jeter les cendres.
Le jour se levait lorsque la veuve
Bouzouc apparut comme chaque matin dans le fournil, son pot de chambre à la
main. Flanquant un coup de pied au chien qui aboyait en direction de ses
mollets, elle vida le récipient dans la cour, puis se rendit dans
l’arrière-boutique d’où bientôt l’arôme du café frais vint se mêler à celui du
pain chaud. On entendit alors les pas irréguliers d’Hortense dans l’escalier,
suivis de ceux de Margot et Béatrice. Parfait arriva bon dernier. Il eut un
regard d’envie vers son cousin qui grattait des plaques à croissants graisseuses.
Quand Saturnin suivit son oncle dans
l’arrière-boutique, il vit que son bol et sa chaise avaient disparu.
— Les mitrons ne mangent pas
avec les maîtres, expliqua Hortense en lui désignant le fournil et la petite
table où Raymond et Benoît étaient installés. Et emporte ton chien. Je ne veux
pas le voir ici et encore moins dans la boutique. Gare à lui s’il
désobéit !
Saturnin regarda son oncle qui
trempa sa tartine beurrée dans son bol.
Un peu plus tard, Saturnin balayait
la cour quand Parfait, revêtu de ses habits du dimanche, son missel sous le
bras, se rendit au catéchisme, la démarche raidie par l’interdiction absolue de
se salir. Et tandis qu’Hortense, sa mère et ses filles sortaient bras dessus,
bras dessous vers l’église Saint-Laurent où il était de bon ton d’être vu à la
grand-messe de 10 heures, lui-même récurait le pétrin à la spatule. Ail heures,
Léon ôta son tablier et monta à l’étage se préparer pour la réunion dominicale
de la Société des amis du bon vieux temps qui avait lieu dans l’arrière-salle
du Bien nourri, le fief des conservateurs (le Croquenbouche étant celui des
« rouges »). Les sujets les plus variés étaient abordés et chaudement
discutés. Inscrit depuis cinq ans, Léon n’y était toléré qu’au titre de membre
silencieux. On ne lui demandait pas son opinion et il n’était pas supposé la
donner.
Les commerces fermant le dimanche
après-midi, Saturnin et Brise-Tout se rendirent sur les bords du Dourdou où ils
passèrent la journée à mieux se connaître. (« Tu as quatre choses pour te
faire obéir, l’avait mis en garde Casimir : le regard, le geste,
l’inflexion de la voix et le reproche juste. Les chiens sont comme nous, ils
n’aiment pas l’injustice. En revanche, ils savent toujours lorsqu’ils ont tort.
C’est pour ça qu’il ne faut pas hésiter à les punir. »)
Éreinté après une si longue journée,
le garçon dîna rapidement en compagnie des apprentis et monta se coucher pour
s’endormir sitôt sa joue posée sur l’oreiller.
Le lendemain à 4 heures, Benoît le
secoua.
— Debout, c’est l’heure.
A 6 h 30, la vieille
Bouzouc et son pot de chambre apparurent. Ce fut en voyant Parfait préparer son
cartable en le bourrant de bonbons avec lesquels il s’achèterait des droits de
copiage que Saturnin trouva injuste le marché imposé par sa tante. Si seulement
elle le laissait passer son certificat… Et qu’allait dire grand-père quand il
apprendrait qu’il n’allait plus à l’école ? Il faudrait sans doute rendre
le chien et à ça Saturnin ne pouvait se résoudre. Aussi il mentit lorsque
Hippolyte lui posa l’inévitable : « Alors, tu as bien travaillé cette
semaine ? » Son mensonge ayant « pris », il récidiva lors
des visites suivantes.
Vint le jour du certificat.
*
Lorsqu’un individu a réussi à satisfaire un désir
refoulé, tous les autres membres de la collectivité
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