Dissolution
frère Guy debout au chevet du vieux moine. L’aveugle, le frère
Andrew, était assis dans son fauteuil comme d’habitude, inclinant la tête d’un
côté puis de l’autre pour suivre les bruits produits par les mouvements d’Alice
et du frère Guy. L’infirmier leva les yeux lorsque je m’approchai du lit.
« Il s’affaiblit, dit-il à voix basse. Apparemment, je
vais perdre un autre de mes patients.
— Son heure a sonné. » Nous nous retournâmes tous
en entendant la voix du moine aveugle. « Le pauvre Francis, voilà près de
cent ans qu’il voit le monde s’écrouler et approcher de sa fin. Il a assisté à
l’avènement annoncé de l’Antéchrist : Luther, ainsi que de son agent, Cromwell. »
Je me rendis compte qu’il n’était pas du tout conscient de ma
présence. Le frère Guy se précipita vers lui, mais je posai ma main sur son
bras pour le retenir.
« Non, mon frère. Laissons-le parler.
— Est-ce un visiteur ? demanda le moine aveugle, en
tournant ses yeux laiteux vers moi. Connaissiez-vous le frère Francis, monsieur ?
— Non, mon frère. Je suis un… visiteur.
— Quand il a prononcé ses vœux c’était encore l’époque
des guerres entre Lancastre et York. Vous vous rendez compte ? Il m’a dit
qu’il y avait alors un vieux moine à Scarnsea, aussi vieux que Francis aujourd’hui,
qui avait connu des moines s’étant trouvés là au temps de la Grande Peste. »
Il eut un sourire béat. « Ce devait être une époque merveilleuse. Plus de
cent frères ici, des jeunes gens réclamant le froc à cor et à cri. Le vieil
homme avait dit au frère Fabian que lorsque la peste s’est déclarée la moitié
des moines sont morts en une semaine. On a dressé une cloison pour partager le
réfectoire en deux, car les survivants ne supportaient pas la vue des tables
vides. Le monde entier a alors été frappé et a fait un pas de plus en direction
de sa fin. Aujourd’hui, à l’approche de la chute finale, tout n’est que vanité
et corruption, ajouta-t-il en secouant la tête. Bientôt le Christ viendra pour
juger tout un chacun.
— Du calme, mon frère, murmura le frère Guy d’un ton
anxieux, du calme… » Je regardai Alice. Elle baissa les yeux. Je fixai le
vieux moine. Il était couché, tout à fait inconscient, son visage ridé empreint
de sérénité.
« Viens, Mark, soufflai-je. Allons-y. »
**
Nous nous emmitouflâmes dans nos manteaux et sortîmes. La
nuit glaciale était sereine, nos pas crissaient dans la neige qui étincelait au
clair de lune. La pâle lumière des bougies luisait derrière les fenêtres.
La nuit, l’église offrait un aspect tout différent. On eût
dit une immense grotte dont le plafond se perdait dans une obscurité sonore. Le
long des murs, tout autour, des points lumineux indiquaient les cierges allumés
devant les images favorites. Il y avait deux vastes oasis de lumière, l’une
au-delà du jubé, dans le chœur, l’autre dans une chapelle latérale. Je
conduisis Mark à cette dernière, devinant que Singleton jouissait du décor le
moins solennel.
Le cercueil ouvert était placé sur une table. Une dizaine de
moines l’entouraient, chacun portant un grand cierge. Elles constituaient un
étrange spectacle, ces formes encapuchonnées, avec les sombres visages éclairés
par en dessous. En approchant j’aperçus le frère Athelstan qui s’empressa de
baisser la tête. Le frère Jude et le frère Hugh se poussèrent un peu pour nous
faire de la place.
La tête de Singleton avait été raccordée à son cou, un billot
de bois coincé entre elle et le montant du cercueil pour la maintenir en place.
On lui avait fermé les yeux et la bouche, et, sans la ligne violacée autour du
cou, on aurait pu croire qu’il reposait après une mort naturelle. Je me penchai
au-dessus du corps, puis me redressai en toute hâte à cause de la puanteur qui
dominait l’odeur rance des moines. Singleton était mort depuis plus d’une
semaine et hors du caveau le cadavre se décomposait très vite. Je fis un grave
signe de tête aux moines avant de reculer de plusieurs pas.
« Je rentre me coucher, dis-je à Mark. Toi, tu peux
rester si tu le désires. »
Il secoua la tête.
« Je rentre avec vous. La nuit est lugubre.
— J’aurais aimé saluer la dépouille de Simon Whelplay. Mais,
en tant que laïcs, je doute que nous soyons les bienvenus. »
Mark opina du chef et nous repartîmes. Un psaume latin
montait de
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