Dissolution
maison des Smeaton. J’eus subitement l’atroce
pressentiment que notre révolution ne ferait que changer les noms des enfants
affamés qui troqueraient ceux des saints pour « Craint-Dieu » ou « Zélé ».
Je repensai à la désinvolture avec laquelle Cromwell avait admis avoir fabriqué
de fausses preuves pour persécuter des innocents et causer leur mort, ainsi qu’au
récit de Mark sur les hommes cupides venant aux Augmentations solliciter l’octroi
des terres monastiques. Ce nouveau monde n’avait rien à voir avec la communauté
chrétienne. Ce ne serait jamais le cas. En vérité, il ne valait guère mieux que
l’ancien, n’était pas moins régi par la force et la vanité. Je revis les
oiseaux encagés aux couleurs criardes, s’invectivant stupidement, et j’eus l’impression
que c’était là l’image même de la cour, où les papistes et les réformateurs s’agitaient
et jacassaient, se disputant le pouvoir. M’aveuglant volontairement, j’avais
refusé de voir ce qui sautait aux yeux. Les hommes ont peur du chaos du monde, pensai-je,
et du gouffre béant de l’éternité dans l’au-delà. C’est pourquoi nous élaborons
des théories pour expliquer les terribles mystères et nous persuader que nous
sommes en sécurité ici-bas et dans l’au-delà.
Et je compris que des œillères d’un autre genre m’avaient
caché la réalité de ce qui s’était passé à Scarnsea. Je m’étais accroché à un
faisceau de postulats à propos du fonctionnement du monde, mais éliminer un
seul de ceux-ci revenait à remplacer un miroir déformant par une glace fidèle. J’en
restai bouche bée. Je venais de deviner qui avait tué Singleton et pourquoi, et,
cette étape franchie, tout se mit en place. Le temps pressait, mais je demeurai
là quelques instants de plus, la bouche ouverte, respirant avec difficulté. Puis,
sortant de ma torpeur, je quittai l’église. Je chevauchai aussi vite que le permettait
la haridelle, en direction du seul endroit où, si j’avais raison, se trouvait
le dernier élément du puzzle : la Tour.
**
La nuit était tombée lorsque je retraversai les douves. Le
Tower Green était illuminé par des torches enflammées. Je courus presque jusqu’à
la grande salle pour gagner le bureau de maître Oldknoll. Il était toujours là,
occupé à transférer des renseignements d’un document à un autre.
« Messire Shardlake ! J’espère que la journée vous
a été profitable. Plus qu’à moi, en tout cas.
— Il faut que je parle de toute urgence au geôlier
chargé des cachots souterrains. Pouvez-vous m’y conduire sur-le-champ ? Je
n’ai pas le temps d’errer à sa recherche. »
À ma mine, il comprit la gravité de l’affaire.
« Je vous y conduis séance tenante. »
Il prit un énorme trousseau de clefs et mena la marche, empruntant
une torche à un soldat qui passait par là. Comme nous traversions la grande
salle, il me demanda si j’étais déjà descendu dans les cachots.
« Jamais, Dieu soit loué !
— Ce sont des endroits sinistres. Et depuis que je suis
là, ils n’ont jamais été aussi fréquentés.
— Oui. Je me demande où nous allons.
— C’est un pays infesté de crimes impies, voilà ce qui
se passe. Des papistes et des évangélistes déments. On devrait tous les pendre. »
Il me fit descendre un étroit escalier à vis. L’atmosphère
devint froide et humide. Les murs étaient couverts de moisissure verte, de
grosses gouttes d’eau ruisselant comme de la sueur. Nous nous trouvions
maintenant au-dessous du niveau du fleuve.
Au pied de l’escalier se dressait une grille métallique, au-delà
de laquelle on voyait une salle où un petit groupe d’hommes se tenaient autour
d’une table jonchée de documents. Un gardien portant la livrée de la Tour s’étant
approché, Oldknoll s’adressa à lui à travers les barreaux.
« J’ai avec moi l’un des commissaires du vicaire général
qui a besoin de parler de toute urgence au geôlier-chef Hodges. »
Le gardien ouvrit la grille.
« Par ici, monsieur. Il est très occupé. Nous avons
coffré aujourd’hui toute une ribambelle de suspects anabaptistes. » Il
nous conduisit à la table devant laquelle un homme grand et svelte vérifiait
des papiers en compagnie d’un autre gardien. De chaque côté de la salle se
trouvaient de lourdes portes de bois percées d’ouvertures à barreaux. Par l’une
d’entre elles on entendait une voix forte déclamer des
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