Dissolution
bandé après avoir subi une saignée, six moines jouaient
aux cartes. Ils levèrent vers nous un regard soupçonneux. La femme se retourna
et je vis qu’elle était jeune, âgée seulement d’une vingtaine d’années. Grande,
elle avait un beau corps robuste, un visage carré aux traits bien dessinés, des
pommettes saillantes. Sans être jolie, elle possédait un physique remarquable. Elle
s’avança vers nous, nous scrutant de ses yeux intelligents bleu foncé, avant de
baisser le regard d’un air soumis au dernier moment.
« Voici le commissaire du roi venu voir le frère Guy, annonça
le prieur d’un ton péremptoire. Ces messieurs devant loger ici, il faut leur
préparer une chambre. » Ils échangèrent un bref regard hostile, puis elle
hocha la tête et fit la révérence.
« Très bien, mon frère. »
Elle s’éloigna et disparut par une porte située près de l’autel.
Elle marchait d’un pas tranquille et assuré, très différent de celui, habituellement
vif et pressé, d’une jeune servante.
« Une femme à l’intérieur d’un monastère, dis-je, c’est
contraire aux injonctions.
— Comme beaucoup d’autres monastères, nous avons une
dispense nous permettant d’employer des femmes pour aider à l’infirmerie. La
douce main d’une femme connaissant la médecine… Même si je ne pense guère que
la main de cette malapprise soit bien douce. Elle se prend pour ce qu’elle n’est
pas et l’infirmier la traite avec trop d’égards.
— Le frère Guy…
— Le frère Guy de Malton… De Malton, mais pas originaire
de Malton, comme vous vous en apercevrez. »
La servante revint.
« Je vais vous conduire au dispensaire, messieurs. »
Elle parlait avec l’accent de la région. Sa voix était douce et voilée.
« Je vous salue, par conséquent. » Le prieur s’inclina
et repartit.
La jeune fille examinait le costume de Mark. Il avait mis ses
plus beaux habits pour le voyage. Sous son manteau doublé de fourrure, il
portait une veste bleue couvrant une tunique jaune au-dessous de laquelle
pointait sa braguette. Les yeux de la fille remontèrent vers le visage. Beaucoup
de femmes regardaient Mark, mais l’expression de celle-ci était différente. Je
perçus une tristesse inattendue dans ses yeux. Mark lui décocha un charmant
sourire qui la fit rougir. J’esquissai un geste de la main.
« Montrez-nous le chemin, je vous prie. »
Nous la suivîmes le long d’un étroit couloir sombre où s’ouvraient
plusieurs portes. Par l’une d’elles, restée ouverte, j’aperçus un autre vieux
moine assis dans son lit.
« C’est vous, Alice ? demanda-t-il d’un ton
grincheux au moment où nous passions devant sa chambre.
— Oui, frère Paul, répondit-elle avec douceur. Je m’occupe
de vous dans un instant.
— Les tremblements ont repris.
— Je vais vous apporter du vin chaud. »
Il sourit, rassuré, et la jeune fille poursuivit son chemin, avant
de s’arrêter devant une autre porte.
« Messieurs, voici le dispensaire du frère Guy. »
Mes chausses frôlèrent un des brocs de grès posés devant la
pièce. À mon grand étonnement, il était chaud et je me penchai pour le voir de
plus près. Les divers brocs étaient pleins d’un liquide noir et épais. Je humai
ce liquide puis me redressai aussitôt en regardant la jeune fille avec
stupéfaction.
« Qu’est-ce donc ?
— Du sang, monsieur. Du sang seulement. L’infirmier fait
la saignée d’hiver aux moines. Nous gardons le sang. Ça facilite la pousse de
nos plantes médicinales.
— Je n’ai jamais entendu parler de ce genre de pratique.
Je croyais que les moines n’avaient pas le droit de verser le sang sous quelque
forme que ce soit, même les infirmiers. N’avez-vous pas recours aux services d’un
barbier-chirurgien pour faire les saignées ?
— En tant que médecin diplômé, le frère Guy y est
autorisé, monsieur. Il affirme que dans son pays conserver le sang est une
pratique assez fréquente. Il vous prie de l’attendre quelques minutes, car
ayant tout juste commencé à saigner le frère Timothy il doit surveiller l’opération.
— Très bien. Merci. Vous vous appelez Alice ?
— Alice Fewterer, monsieur.
— Eh bien ! Alice, dites à votre maître que nous
allons l’attendre. Nous ne voudrions pas que son patient soit saigné à blanc. »
Elle fit une révérence et s’éloigna, ses talons de bois
claquant sur les dalles de pierre.
« C’est une
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