Dissolution
dites qu’il avait accoutumé de dîner dans sa chambre ? »
L’abbé Fabian ouvrit les bras.
« En tant qu’émissaire du vicaire général, on l’a traité
avec la plus extrême courtoisie. C’est lui qui a préféré ne pas partager ma
table. Mais, je vous en prie, poursuivit-il en élevant un rien la voix, permettez-moi
de répéter que sa mort est une abomination et me fait horreur. D’ailleurs, j’aimerais
donner à sa malheureuse dépouille une sépulture chrétienne. Sa présence
prolongée ici met mes moines mal à l’aise, car ils craignent son fantôme. Mais
messire Goodhaps a insisté pour qu’on garde le corps afin qu’il puisse être
examiné.
— Avec raison. Ma première tâche consistera à procéder à
cet examen. »
Il me fixa attentivement.
« Allez-vous enquêter sur ce crime tout seul, sans la
collaboration des autorités civiles ?
— Oui. Et le plus vite possible. Mais je compte sur
votre aide et votre totale coopération.
— Cela va de soi ! s’écria-t-il en écartant
largement les bras. Mais, franchement, je ne sais par où vous pourriez
commencer. Cela me semble une tâche impossible pour un homme seul. Surtout si, comme
j’en suis sûr, le coupable venait de la ville.
— Pourquoi donc ? On m’a affirmé que le gardien
avait rencontré le commissaire Singleton durant la nuit, lequel lui a annoncé
qu’il avait rendez-vous avec l’un des moines. Et on me dit qu’il faut une clef
pour ouvrir la porte de la cuisine. »
Il se pencha en avant, l’air grave.
« Monsieur, nous sommes dans une maison de Dieu, consacrée
à l’adoration de Jésus-Christ. » Il courba la tête en mentionnant le nom
de Notre-Seigneur. « Depuis quatre siècles qu’elle existe, rien de tel ne
s’est jamais produit. Mais il est possible que, venant du monde de pécheurs qui
l’entoure, quelque dément, ou, pis, quelque adepte de sorcellerie ait pénétré à
l’intérieur, dans l’intention de se livrer à une profanation. La violation de l’autel
me paraît indiquer sans conteste cette éventualité. Je pense que le commissaire
Singleton a surpris l’intrus – ou les intrus – sur le point de commettre son
forfait. Quant à la clef, le commissaire en possédait une. Il l’avait demandée
au prieur Mortimus cet après-midi-là.
— Je vois. Avez-vous une idée de la personne qu’il
devait rencontrer ?
— J’aimerais bien. Mais ce renseignement a disparu avec
lui. Je ne sais pas, monsieur, quels hommes violents ont pu se trouver dans la
ville récemment, mais ce ne sont pas les vauriens qui manquent. La moitié de la
population est impliquée dans l’exportation illégale de laine vers la France.
— J’évoquerai la question quand je rendrai visite au
juge de la ville, messire Copynger.
— Va-t-il participer à l’enquête ? » Les yeux
de l’abbé s’étrécirent. Il était évident que la perspective ne l’enchantait
guère.
« Lui seul et personne d’autre. Dites-moi, depuis
combien de temps êtes-vous l’abbé de ce monastère ?
— Quatorze ans. Quatorze années paisibles, jusqu’à ce
jour.
— Mais quelques difficultés ont surgi il y a deux ans, n’est-il
pas vrai ? L’inspection ? »
Il rougit.
« Oui. Il y avait eu un certain… relâchement. L’ancien
prieur… De la dépravation… Ce genre de pratiques existe dans les maisons les
plus pieuses.
— Des mœurs dépravées et des pratiques illégales.
— L’ancien prieur a été révoqué et défroqué. Le prieur
est, bien entendu, responsable, sous mon égide, de la discipline et de la bonne
conduite des moines. C’était un méchant homme rusé et vicieux qui cachait bien
son jeu. Mais aujourd’hui, le prieur Mortimus applique une sainte discipline. Le
commissaire Singleton ne l’a pas nié. »
J’opinai du chef.
« En ce moment il y a ici soixante serviteurs ?
— Nous avons un grand ensemble de bâtiments à entretenir.
— Et environ trente moines, c’est cela ?
— Je ne peux pas croire, monsieur, que l’un de mes
serviteurs, sans parler d’un moine qui se consacre au service de Dieu, ait pu
commettre une telle action.
— Au début de l’enquête, tout le monde est suspect. Après
tout, le commissaire Singleton se trouvait ici pour négocier la soumission du
monastère. Et, malgré la générosité des pensions gracieusement offertes par Sa
Majesté, j’imagine qu’il est possible que certains n’envisagent pas de gaieté
de
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