Dissolution
bredouillant. Le plus douloureux fut sa totale
stupéfaction.
« Matthew, je croyais que vous vouliez seulement être
mon ami. Vous n’avez jamais prononcé une seule parole d’amour. Vous semblez m’avoir
caché beaucoup de choses. »
Je lui demandai si c’était trop tard.
« Si vous vous étiez déclaré il y a seulement six mois… peut-être,
fit-elle tristement.
— Je sais que mon aspect n’est pas fait pour inspirer la
passion.
— Vous vous abaissez ! s’écria-t-elle avec une
chaleur inattendue. Vous avez un beau visage viril et une courtoisie exquise. Vous
êtes trop obnubilé par votre dos voûté, comme si vous étiez le seul homme fait
de la sorte. Vous êtes trop fier, Matthew, et vous vous apitoyez trop sur votre
sort.
— Alors… »
Elle secoua la tête, des larmes plein les yeux.
« C’est trop tard. J’aime Piers. Il va demander ma main
à mon père. »
Je rétorquai sans ménagement qu’elle méritait mieux, qu’elle
mourrait d’ennui, mais elle répliqua avec véhémence qu’elle aurait bientôt des
enfants ainsi qu’une belle maison dont s’occuper. N’était-ce pas le rôle
assigné par Dieu aux femmes ? Effondré, je pris congé d’elle.
Je ne la revis jamais. Une semaine plus tard, la suette
frappa la ville tel un ouragan. Des centaines de personnes commencèrent à
frissonner et à transpirer à grande eau. Ils s’alitaient et mouraient dans les
deux jours, le fléau frappant le riche comme le pauvre. Il emporta Kate et son
père. Je revois leur enterrement, que j’avais organisé en tant qu’exécuteur
testamentaire du vieil homme, les cercueils de bois descendus lentement dans la
fosse. Regardant par-dessus le cercueil les traits ravagés de Piers Stackville,
je compris qu’il avait aimé Kate autant que moi. Sans parler, il me fit un
signe de tête de reconnaissance que je lui rendis avec un petit sourire
mélancolique. Je remerciai Dieu de m’être au moins libéré de la fausse doctrine
du purgatoire qui eût voulu que Kate y endurât maints tourments. Je savais que
son âme pure ne pouvait être que sauvée et trouver le repos en Jésus-Christ.
Des larmes emplissent mes yeux au moment où j’écris ces mots,
comme ce fut le cas durant cette première nuit passée à Scarnsea. Je les
laissai alors rouler en silence sur mes joues, me retenant de sangloter de peur
de réveiller Mark et de l’obliger à contempler un spectacle gênant. Elles me
soulagèrent et je m’endormis.
**
Mais le cauchemar revint cette nuit-là. Il y avait des mois
que je n’avais pas rêvé de l’exécution de la reine Anne, mais la vue du cadavre
de Singleton me remit tout en mémoire. Par une belle matinée de printemps j’étais
de nouveau sur le Tower Green (la partie ouest de la cour intérieure de la Tour
où l’on décapitait les condamnés de sang royal et les nobles), parmi l’énorme
foule entourant l’échafaud recouvert de paille. J’étais au premier rang, lord
Cromwell ayant ordonné à tous ses protégés d’être présents afin qu’ils soient
liés à la chute de la reine. Il se trouvait à deux pas, au premier rang lui
aussi. Bien qu’il ait dû son ascension à son appartenance au groupe d’Anne
Boleyn, c’était lui qui avait préparé l’accusation d’adultère ayant causé sa
perte. Il avait l’air sévère et renfrogné, incarnation du courroux de la
justice.
On avait entassé beaucoup de paille autour du billot, et le
bourreau venu de France se dressait, les bras croisés, vêtu de sa sinistre
cagoule noire. Je cherchai des yeux l’épée qu’il avait apportée, à la demande
de la reine, pour que la mort fût plus charitable, mais je ne la vis pas. Je
courbais la tête avec déférence car certains des hommes les plus puissants du
pays étaient présents : Audley, le lord-chancelier, sir Richard Rich et le
comte de Suffolk.
Nous restions immobiles comme des statues, personne ne
parlant au premier rang, bien que des murmures et des chuchotements se fissent
entendre derrière nous. Il y a un pommier sur le Tower Green. Il était en fleur
et un merle chantait sur une haute branche, insoucieux de la foule. Je le
regardai, lui enviant sa liberté.
Il y eut un remous et la reine apparut. Elle était entourée
de dames d’honneur, d’un aumônier en surplis et de gardes en habit rouge. Elle
avait l’air amaigrie et hagarde, épaules osseuses voûtées sous sa cape blanche,
cheveux relevés et attachés sous une coiffe. Tandis
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