Dissolution
qu’elle approchait du
billot, elle jetait d’incessants coups d’œil en arrière comme si elle espérait
l’arrivée d’un messager porteur d’une grâce royale. Ayant passé neuf années au
cœur de la cour, elle aurait dû savoir que c’était un espoir vain. Il était
hors de question d’interrompre ce grandiose spectacle soigneusement orchestré. Comme
elle approchait du billot, les énormes yeux marron bordés de cernes noirs
lancèrent des regards éperdus tout autour de l’échafaud et je pense que comme
moi elle cherchait l’épée.
Dans mon rêve il n’existe aucun des longs préliminaires. Pas
de longues prières, aucune tirade prononcée par la reine Anne sur l’échafaud
suppliant tous les présents de prier pour que Dieu garde le roi. Dans mon rêve
elle s’agenouille immédiatement en face de la foule et se met à prier. J’entends
ses appels répétés, émis d’une voix frêle et aiguë : « Jésus, reçois
mon âme ! Seigneur Dieu, aie pitié de mon âme ! » Puis le
bourreau se penche et sort la grande épée de l’endroit où elle avait été cachée
dans la paille. C’est donc là qu’elle se trouvait, pensé-je, avant de
tressaillir et de pousser un cri au moment où elle décrit un arc dans les airs,
trop vite pour qu’on puisse la suivre du regard, et la tête de la reine est
propulsée et s’envole au milieu d’un puissant jet de sang. À nouveau, pris d’une
nausée, je ferme les yeux, tandis qu’un grand murmure s’élève de la foule, ponctué
de quelques hourras. Je les rouvre au moment où est prononcée la formule
rituelle : « Ainsi périssent tous les ennemis du roi ! », à
peine intelligible à cause de l’accent français du bourreau. La paille et ses
vêtements sont trempés du sang qui continue à jaillir du cadavre et de la tête
de la reine qu’il brandit.
Les papistes disent qu’à ce moment précis les cierges de l’église
de Douvres s’allumèrent spontanément. Si d’autres légendes aussi absurdes
circulèrent dans tout le pays, moi je peux témoigner que les yeux dans la tête
coupée bougeaient vraiment, qu’ils parcouraient frénétiquement la foule, et que
les lèvres s’ouvraient comme si elles essayaient de parler. Quelqu’un hurla
derrière moi et j’entendis un marmonnement tandis que se signaient tous les
spectateurs vêtus de leurs plus beaux habits aux manches à gigot. En vérité, le
trouble ne dura pas une demi-heure, comme on l’affirma plus tard, mais moins de
trente secondes. Mais dans mon cauchemar je revécus chacune de ces secondes où
je priai pour que ces yeux hagards trouvent le repos. Le bourreau jeta la tête
dans un carquois qui servait de cercueil, et au moment où elle y tombait en
faisant un bruit mat on frappa à la porte et je me réveillai en poussant un cri.
Je haletai bruyamment, ma sueur se figeant dans le froid
intense. Les coups reprirent puis Alice lança des appels pressants.
« Messire Shardlake ! Monsieur le commissaire ! »
On était en pleine nuit, le feu couvait dans l’âtre et dans
la chambre régnait un froid intense. Mark grogna et remua sur sa paillasse.
« Que se passe-t-il ? criai-je, le cœur cognant
toujours à cause du cauchemar, la voix tremblante.
— Le frère Guy vous prie de venir, monsieur.
— Un moment, s’il vous plaît ! » Je me hissai
hors du lit et allumai une bougie aux braises du feu. Mark se leva également, les
cheveux emmêlés et clignant les yeux.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je n’en sais rien. Reste là. » J’enfilai mes
hauts-de-chausses et ouvris la porte. La jeune fille apparut, une blouse
blanche passée par-dessus sa robe.
« Veuillez m’excuser, monsieur, mais Simon Whelplay est
au plus mal et il veut à tout prix vous parler. Le frère Guy m’a dit de venir
vous réveiller.
— Très bien. » Je la suivis le long du corridor
glacial. Nous atteignîmes bientôt une porte ouverte. J’entendis des voix :
celle du frère Guy et une autre qui geignait de douleur. Je découvris le novice
allongé sur un petit lit à roulettes. Il marmonnait fébrilement, le visage
luisant de sueur, ahanant, la respiration sifflante. Le frère Guy était assis
près du lit, essuyant le front du novice avec un linge qu’il trempait dans une
coupe.
« De quoi souffre-t-il ? » Je ne parvenais pas
à cacher mon angoisse, car les victimes de la suette se contorsionnaient et
haletaient de la sorte.
L’infirmier me regarda, le
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