Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
: un peu d’encre et du papier.
— C’est risqué de tout perdre, dit l’autre, sans pour autant offrir à l’adversaire de quoi mener la vie de château, jeter l’or par les fenêtres. Et ces lettres, les as-tu sur toi ?
— Sous mon pourpoint.
— Tu es vraiment prêt à aller jusque-là ?
— Je suis un homme d’honneur, j’ai payé toutes mes créances… mis à part une ardoise ou deux, dans un bordel ou deux, mais comment vivre si l’on ne peut mener à loisir sa vie de garçon ? D’ailleurs, je gagnerai.
— À la bonne heure. Il faut encore que tu déniches un ambitieux qui aimerait prendre ta place, où trouveras-tu ce beau merle ?
— Ici même, dis-je, en me levant et me tournant vers ces messieurs. Ne cherchez plus, je suis votre homme.
On me regarde avec incrédulité. Je n’ai pas le profil.
Je suis vêtu trop simplement. Mon chapeau de feutre ne porte pas de plume à la tête, mon pourpoint a passé l’âge.
— Allons, jeune homme, me dit-on avec condescendance, finis ton verre et rentre à la ferme. Le vin te monte au front, tu te prends pour un autre, plus riche que tu n’es.
— Vous avez raison, je me prends pour vous, et j’entends bien redorer votre blason… en porter haut les couleurs.
— Par quel prodige ? me demande-t-on avec incrédulité, ce surprenant palefrenier cacherait-il un brillant sous la doublure de sa manche ?
“Voyez par vous-même, me dit don Juan en ôtant de son cou le bijou, ce médaillon de la Vierge me venant de ma mère Louise de Vernon, autrement célèbre sous le nom de Marie la Rouge,tristement passée à la postérité… ce médaillon que mon père de sang m’avait confié avant mon départ en me priant de ne jamais m’en séparer. Pourtant, quelle plus belle occasion d’en faire usage ? Mon avenir semblait fermé, mais je pouvais faire agir ce présent , lui permettre, sur un coup de dés, de m’ouvrir un chemin de traverse. Le peu que l’on a est un tout. Ce médaillon, c’est ma seule carte. Mais cette carte est une carte maîtresse.
Heureux en amour, le serais-je au jeu ? C’est le moment de faire mentir les dictons. On examine la pièce d’orfèvrerie et l’on finit par convenir, qu’effectivement, il serait possible d’un tirer quelque chose, un profit substantiel.
— Ça va, il fera l’affaire, me dit l’intéressé.
L’adversaire présente une paire de dés, mais je me méfie.
— Jouons plutôt à pile ou face, dis-je, en sortant une pièce de ma bourse.
— Si tu veux, me dit l’autre, mais à une condition. Les enchères ont monté d’un cran. Je crois, tout bien pesé, que ton pendentif ne suffirait pas. J’ai des besoins pressants, il me faudrait du palpable… Ta bourse tout entière, je la vois peser à ta ceinture, bomber le bas de ton pourpoint, fera le complément.
— Je ne puis, dis-je, cet argent ne m’appartient pas.
— Tu es prêt à prendre un nom venu du dehors, mais tu refuses d’engager ce que tu as sur toi…
— C’est ainsi. Je ne joue que le médaillon.
— Eh bien, tant pis pour toi. Ta chance est passée…
J’hésite. Si je perds, je perds tout : mon héritage, l’unique souvenir qui me lie à mes origines, et la considération d’Henri. Je trahis la mémoire de cette femme qui me mit au monde, je perds l’estime de celui à qui je dois la vie. Aux deux bouts du cercle – de ce cercle protecteur, le bouclier de mon âme – je romps les ponts avec les vivants et les morts. Mais pour entrer de plain-pied dans l’avenir, peut-être faut-il risquer d’abandonner tout ce qui vient du passé… Cette pièce va tourner dans l’espace et décider de mon sort : la ruine ou la réussite de tous mes projets va en effet accomplir, quelle que soit l’issue finale, une véritable révolution.
La Vérité s’écrit toujours d’un bloc, en lettres d’or. Elle nous indique le chemin à suivre ou la pente à descendre… la ligne droite ou la voie des tourmentes. La lumière nous éblouit, le tempsd’un éclair. Le message apparaît sous nos yeux, puis il s’efface… C’est ensuite que tout se complique. Au fond, se dit-on après réflexion , les choses ne sont pas si simples, les conséquences si définitives, il y aura toujours moyen de s’arranger, de réparer les dégâts, de rattraper ce qui nous échappe. Oui, en acceptant le marché, en tendant cette pièce et en rajoutant la bourse d’Henri sur le tapis, tout un monde d’idées me passe par la tête. Je
Weitere Kostenlose Bücher