Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
à pleine bouche. Je vais même les mordre un peu, les faire saigner.
— Monsieur ! Découvrez-vous ! Montrez-moi votre visage ! Venez vous faire tuer !
— Ah, je ne vous attendais plus. Pour peu, nous allions faire sans vous, dis-je en répondant à mon interlocuteur.
— Avant d’aller plus loin, je dois savoir…
Oui, notre mousquetaire veut vérifier que cette amante est bien la sienne.
— Permettez, madame, dis-je en m’approchant de ma compagne. Elle veut se rétracter, s’enfuir, sans se découvrir. Mais je lui barre le passage et lui arrache son masque.
— Eh oui, monsieur, dis-je en souriant, on ne vous a pas menti. Cette douleur que vous devez sentir aux côtés du crâne, c’est bien la poussée des cornes qui vous la donne !
Fou de rage, mon adversaire se jette sur moi, l’épée à la main.
Je le repousse d’une simple parade. Je joue avec lui. Je suis calme, il ne se tient plus. Voyant qu’il perd pied, qu’il se ridiculise une seconde fois, notre gentilhomme reprend ses esprits. Il redresse ses positions, relève la tête, se décoiffe, fait tomber sa cape d’un geste.
Je le laisse venir. École du Nord. Tout au contraire de lui, j’ai adopté dans ce duel la même attitude qu’avec sa maîtresse pour lui faire la cour. Au pré comme auprès des dames. J’ai gardé mes secrets, je suis resté en retrait. Mais le moment venu, quand l’autre se découvre, je frappe et je touche. Je tue.
Mademoiselle a voulu assister à l’issue du combat. Elle s’est rangée en face. Elle voit son beau mousquetaire glisser contre le mur, répandre son sang sur la pierre.
— Qui êtes-vous ? me demande le mourant. Qui me tue ?
Cette fois, je fais tomber le masque, et je montre mon visage.
Mon adversaire vaincu aurait vu un fantôme qu’il n’aurait pu traduire plus d’étonnement.
— Vous !
— Oui, monsieur. Et voyez que n’importe qui peut s’élever, quand tout homme peut être rabaissé.
L’homme sourit tristement. Il a encore la force de passer sa main sous son pourpoint, il en sort une pièce.
— Prenez, dit-il. Elle vous revient. C’est un symbole. Un moyen de forcer la chance. Je m’en suis servi pour vous aider à obtenir gain de cause… ces lettres, ce faux. Je n’aimais pas l’attitude de votre adversaire. Je sentis sa duplicité, au premier coup d’œil. Vous me paraissiez plus noble. C’est l’ironie du sort.
J’empoche la pièce. Une pièce truquée. Une pièce à double face.
— Me direz-vous votre nom ? demande encore le malheureux.
— Mon nom ? Quelle importance ?
— Je veux savoir, c’est ma dernière prière… avant de partir.
— Le sort m’a donné un premier nom, je l’ai renié. La Providence voulut m’en offrir un autre, je l’ai refusé pour en gagner un troisième. Vous étiez là. Mais à ce jeu-là, qui gagne, perd. Ce faux a tout emporté… Mon âme, mon passé et mon avenir.
— Pourtant…
— Eh bien soit. Dites donc à l’hôtelier qui vous attend, Dieu ou diable, que celui qui vous dépêche jusqu’à lui n’est rien… qu’un Bourreau des cœurs .
Cadeau d’adieu
Ces présentations faites, je porte le coup de grâce, pour abréger les souffrances de mon rival. Je me penche sur ce mort, je vais chercher son mouchoir, il est déjà maculé de sang. Je le porte à la pointe de mon épée pour l’essuyer. Je range mon arme, mais je garde le mouchoir à la main.
Je passe devant cette jeune maîtresse, ma complice, ma victime. Elle n’a pas bougé. Elle est blême. Elle pleure.
Je lui tends ce mouchoir.
Elle le prend d’une main tremblante.
Je m’incline face à elle, je lui baise son autre main, et désignant ce morceau de dentelle imbibé du sang de son amant, je lui dis :
— Séchez vos larmes et gardez-le contre votre cœur…
Avant de lui tourner le dos, de remettre mon chapeau, et de conclure en partant :
— … En souvenir de moi .”
Père et fils
« Don Juan, dit d’Artagnan au roi, regarde fixement devant lui. Tout ce qu’il vient de décrire avec précision est revenu devant ses yeux. Lentement, il se sert un autre verre. Il vide la bouteille et la repose sur la table. Il reste un instant silencieux, puis porte la coupe à ses lèvres. Cette fois, il ne boit qu’une gorgée. Il reste maître de lui-même et termine son récit :
“En quittant cette rue sombre ce soir-là, en essuyant sur un mouchoir brodé, d’une main froide, le sang chaud de cet homme, en saluant cette malheureuse
Weitere Kostenlose Bücher