Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
le coldu manteau rabattu sur le bas du visage. Je baisse le front, je regarde de tous côtés, par-dessous. Le mauvais temps n’a pas eu raison de la curiosité des gens. Les groupes sont serrés. On se tient au coude à coude. Je m’avance au plus près de la tribune.
Je l’aperçois enfin. On ne voit qu’elle. Elle a mis sa plus belle robe. Elle ne porte qu’un bijou : une croix d’ivoire attachée autour du cou par un ruban noir. Ses cheveux sont relevés en chignon sur sa tête. Une tête nue. La pluie coule le long de ses joues, diluant ses larmes.
Mon cœur se serre.
Peut-il encore souffrir, ce vide au fond de ma poitrine ?
N’en doutons plus. Que les sceptiques le sachent une bonne fois pour toutes : ce qui est mort continue de vivre.
Oui, Jeanne est là. Au bas de l’échafaud, comme la Vierge Marie au pied du calvaire.
Le cortège qui conduit Henri vient d’arriver sur la place. En raison de ses blessures, encore fraîches, on l’a transporté dans un chariot. Il est assis à l’arrière, entre deux hommes casqués, aussi hauts que larges, aux couleurs du cardinal. Même leur barbe semble teintée de rouge.
Le bourreau attend sur l’échafaud, immobile comme un tronc d’arbre, les jambes écartées, une hache immense entre les mains. Le tambour roule avec lenteur.
Le chariot s’arrête.
On s’apprête à soulever Henri pour le faire descendre du convoi et le mener au sommet. Mais il refuse tout soutien.
Pour une fois, on ne rit pas.
Les goujats se découvrent, les plaisantins se signent, les mécréants murmurent un Pater . D’ailleurs, si besoin était, une haie d’honneur fait barrière aux vulgarités de la fosse : une trentaine de mousquetaires en habit sont rassemblés. Ils ne portent pas l’épée.
Les consignes du cardinal de Richelieu furent formelles : que l’hommage soit rendu sans les armes.
Oui, bien hardi qui pourrait oser la délivrance.
Les rues sont fermées.
La place est clôturée par un rempart de hallebardes et de chevau-légers à la solde de Son Éminence.
La jambe d’Henri saigne à nouveau. Il a monté les marches de l’escabeau sans un soupir. Le vent se lève. La manche vide de lachemise du condamné s’agite, se soulève et frissonne, comme un drapeau. Henri s’avance en boitant. Le tambour bat la mesure. On lit le chef d’accusation, on répète la sentence.
Un prêtre impose son signe de croix.
Henri vient de lui-même, et sans hésiter, se mettre à genoux et poser sa tête sur le billot.
Il balaye la foule d’un regard. Il voit Jeanne. Il sourit. Mais il cherche encore. C’est moi qu’il veut voir. Jeanne comprend. Elle tourne la tête. Je dois baisser la mienne.
Mon père, Germain Hackard de La Hache, lui non plus ne doit pas me reconnaître. S’il voyait mon visage, s’il retrouvait mes traits, malgré le temps passé, il pourrait perdre son sang-froid : manquer son coup et gâcher la besogne. Henri doit mourir proprement, sans souffrir, sans un cri.
Il n’y a rien de personnel, dans tout cela. D’ailleurs Germain ne sait pas ce qu’il fait. Comment lui en vouloir ? Comment pourrait-il savoir qu’il va décapiter le sauveur de son fils, son propre successeur ? Mais Marie la Rouge, là-haut, ne l’ignore pas. Je crois même voir son visage, un visage que j’ai sans doute imaginé, avec mes yeux d’enfant. Alors que le bourreau s’avance, de ce pas lourd qui fait craquer les planches, alors que je pense à ma mère, alors que je devrais croiser le regard d’Henri, pour un dernier adieu, mes yeux vont malgré moi se porter sur un point dans l’assemblée. Est-ce l’âme de ma mère, celle d’une justicière ayant eu la vengeance chevillée au corps, qui me le montre ?
La morale en souffrira, mais au diable la morale, je le crois.
Oui, là-bas, je vois ce jeune cadet, mon arbitre, ce mousquetaire à la moustache fine qui me tourna en dérision chez monsieur de Tréville, cet homme qui insulta ce roturier désireux de passer les portes d’un cercle qui ne pourra jamais être le sien.
Je vois ce cadet que j’aurais volontiers défait sur-le-champ, devant tous, pour braver avec lui tout ce qu’il représente : l’étiquette, la loi, le monde.
Ce jeune mousquetaire, fier de ses origines, est en heureuse compagnie. Sa jolie maîtresse est à son bras.
Je la vois porter la main à son visage, quand la foule ouvre grand les yeux et que le bruit tant attendu retentit dans l’air.
Un bruit sec et sourd.
La
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