Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
qu’elles recommencent. Car tout part et revient, rien ne dure, mais rien ne s’achève.
Ce n’est donc que le lendemain matin que le chevalier Charles de Batz-Castelmore, monsieur d’Artagnan, peut reprendre sa place et ne plus songer aux affaires du jour, aux désordres du dehors, pour se replonger dans les souvenirs et les aventures de la veille.
« Sire, dit-il, des événements nouveaux et inattendus vont bientôt nous amener à reprendre notre enquête plus tôt que prévu – notre mission initiale, ne l’oublions pas, aurait dû nous laisser les mains libres jusqu’au soir –, mais d’ici là, avant ces autres surprises, avant de pénétrer, plus tard encore, en tenue costumée chez monsieur de Gaillusac, de nous mêler à la foule des invités et d’en apprendre de belles, courons d’un trait à notre prochain point de rendez-vous. Comme pourrait le dire notre don Juan, Amadéor,bourreau des cœurs, Jean Hackard de La Hache, il est un temps pour l’intrigue, les jeux de masques, et il en est un autre pour éveiller les muses, satisfaire les âmes.
Sautons les étapes. J’ai suivi don Juan de Tolède, nous avons retrouvé Hercule qui guettait notre retour, et ensemble nous avons repris notre marche pour enlever monsieur Poquelin à sa troupe. Nous lui avons donné les explications en cours de trajet, puis nous nous sommes installés tous quatre dans un bureau public : la salle basse d’une taverne ayant pignon sur la rue des Fossoyeurs, une auberge dont Molière s’est fait l’habitué, un lieu à la fois clos et ouvert, garantissant bon vin de Loire et repas mitonné à la fortune du pot, un hospice pour les poètes et les voyageurs, les enfants de la balle, les esprits libres et les cœurs francs, un théâtre dont les clients sont les acteurs, une adresse appelée Le Gai Passant , humble et joyeuse demeure aux contrevents rouges et aux murs de couleurs. Nous sommes attablés, le vin est servi, la plume trempe dans l’encrier, cette grande muette qu’est la page blanche ne demande qu’à prendre la parole. L’attente est dans l’air, le mécène verse les écus à pleines mains devant l’auteur. Il est temps de passer au vif.
La feuille blanche se couvre de noir
— C’est ma foi une forte somme d’argent, pour un début, de surcroît, dit le jeune Molière en plongeant ses doigts dans la petite fortune étalée devant lui. Il y a bien là quatre à six mois de salaire d’un maître tapissier… de quoi habiller pour l’hiver l’Illustre-Théâtre au complet, en tenue de scène.
Don Juan de Tolède sourit, satisfait, il vide le reste de sa bourse et ajoute :
— Sans oublier votre estrade ambulante, qui pourrait également profiter de ces largesses et faire peau neuve en passant de nouveaux décors payés à un artiste de talent.
Le poète, le comédien se frotte le menton :
— C’est tentant… Et vous dites qu’il faudrait une tragédie ?
— J’aime fort la comédie, dit Hercule, mais je sens ce qu’il faut en la circonstance. Je veux émouvoir, donner le frisson. Etje sais mon ami, que comme l’auteur anglais nommé Shakespeare, le génie Molière saura tout faire. Qu’il n’attende pas ses vieux jours pour nous le prouver, termine le jeune homme en poussant vers son complice une première feuille de papier.
— Shakespeare… J’ai entendu parler de ce poète, dit Molière, mais je n’ai lu aucune de ses pièces.
— Nul besoin de le lire pour être son pendant.
Molière n’ose l’avouer, mais il est embarrassé. Il ne sait par quel bout s’y prendre. Il se fait une montagne de cette commande.
Devant lui, devant nous – personne ne veut partir pour le laisser travailler en paix, tout le monde veut respirer le parfum de l’encre –, la page de garde est cent fois raturée.
Les premiers mots, les premières idées qui naissent sous la plume tremblante ou dans la cervelle inquiète du débutant sont aussitôt mis au rebus, et bientôt c’est une feuille noircie de biffures, de prémices avortés, de propositions rejetées, qui est mise au panier.
Chacun a tenté d’apporter sa contribution, son soutien, son cœur, sa joie, mais rien n’est retenu. Ça ne vient pas.
— Je n’y arriverai pas, dit Molière résigné. C’est au-dessus de mes forces. Ce qu’il nous faudrait, c’est une évidence, un bon titre, une intrigue… L’empreinte de Corneille et non la grosse patte de Molière !
— Hélas, dit don Juan de
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