Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi

je croyais savoir ce que je laissais derrière moi. Encore une fois, je faisais fausse route. Ce que j’ignorais, ce médaillon vient de me l’apprendre.
    Ce triste jour où tout le malheur provoqué a frappé coup sur coup, Jeanne voulait me parler. Mais, trop pressé de courir à la victoire, quand j’allais au contraire me couvrir de ridicule, je ne l’ai pas écoutée. Ensuite, il était trop tard. Les dés étaient jetés.
    Ce que Jeanne voulait me dire, c’est qu’elle attendait un enfant.
    Si j’avais su, je n’aurais pas été aussi loin, au mépris de tout et de tous. Mais personne ne peut récrire sa vie. Il faut la jouer du mieux que l’on peut.
    J’ai traîné mes guêtres aux quatre coins de l’Europe, j’ai rencontré les plus grands, j’ai vu le monde sous toutes ses coutures, en brocard ou en guenilles, j’ai partagé la vermine des moribonds, j’ai profité du luxe des maîtres et des persécuteurs, j’ai couché dans le palais des princes, j’ai déshabillé leurs femmes et leurs servantes, j’ai dormi dans des grottes et des bancs de terre gelée, j’ai été l’ami de Buckingham et de Gustave Adolphe, j’ai eu pour maîtresse des duchesses et des reines, j’ai aimé, entre deux voyages, des femmes de toutes les qualités et de toutes les races, aventurières ou courtisanes, j’ai approché des savants et des philosophes, j’ai partagé leurs secrets, j’ai recueilli leurs dernières paroles, j’ai fréquenté les bourreaux les plus sanguinaires,marchands de chair humaine, j’ai vu le diable, j’ai fait vingt fois le tour des enfers les plus noirs et des paradis éphémères, j’ai connu les galères, les fers, la tour de Londres, la vie de château et la vie de bohême, mais pendant tout ce temps, j’ignorais que j’avais un fils…
     
    Oui, Henri se nommait Henri de Maisonneuve. Hercule est son descendant. Ainsi, ce voisin chargé de remettre mon médaillon aux mains de Jeanne n’est jamais parvenu à reprendre ma place. Ma place vide.
    Diable, on a beau faire le fier, cela fait quelque chose tout de même. Et rien ne peut vous y préparer… Ainsi, Jeanne n’a jamais voulu me remplacer quand j’ai tant fait, moi, pour ne plus penser à elle, quand j’ai pris toutes ces femmes pour me délivrer de son souvenir.”
     
    — Et pourquoi, dis-je au don Juan, ne pas revenir ? Ne pas rattraper les années perdues ? Pourquoi ne pas la retrouver ? Il est peut-être temps et le temps a sans doute fait bien des choses.
    L’aventurier vide son verre d’une lampée. Il est catégorique.
    — Quoi que soutienne Le Cid, Au mal une fois fait, il n’est pas de remède , dit-il d’une voix ferme et tranchée. C’est impossible. Et je ne veux pas qu’Hercule sache qui je suis. Cela sera notre secret. Monsieur Amadieu, je compte sur vous pour le garder envers et contre tout.
    — Vous avez ma parole.
    — Voilà, d’Artagnan, vous savez qui je suis et d’où je viens. Mais vous avez raison, l’histoire n’est peut-être pas finie. Tâchons de lui offrir une admirable conclusion, ou tout du moins, de l’aider à prendre un cours salutaire.
    Ce disant, le don Juan se lève. Il se verse à boire un dernier verre ; le mien est resté plein. Nous trinquons en signe de connivence. Je paye le vin, l’aventurier replace son médaillon autour du cou.
    — Chevalier, me dit-il en m’invitant à le suivre, le passé est un mort. Qui le traîne ralentit sa marche. Occupons-nous du présent, occupons-nous des vivants. Nous avons une pièce à faire écrire dans les plus brefs délais, une pièce en or, un auteur àtrouver, une parole à honorer. Allons de ce pas retrouver Hercule qui doit trépigner d’impatience – un défaut héréditaire, je le crains… Et comme dit l’une de mes devises : C’est aujourd’hui qu’il faut vivre, demain, il sera trop tard . »

Chapitre neuf
    Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour
    Dans la chambre du roi, l’émotion est à son comble. Le prince, l’héritier du trône, regarde le chevalier d’Artagnan avec des yeux brillants et humides. Toute cette histoire le bouleverse. Et comment pourrait-elle le laisser indifférent ?
    Cet aventurier, ce don Juan est entré dans sa vie. Il y demeurera à jamais. Louis XIV refuse d’attendre. Il demande la suite du récit, mais voilà déjà plusieurs heures qu’il est enfermé avec son dévoué protecteur, son aimable narrateur. Les meilleures choses ont une fin, jusqu’à ce