Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi

répéta à Son Éminence, le faire taire pourrait mettre Mazarin en éveil. Hubert de Gaillusac doit rester irréprochable. Du moins, jusqu’à la mort de l’Italien, après… L’orange pressée, on jette l’écorce.
    — N’ayez crainte, ma sœur, vos prières ont été entendues.
    — Que voulez-vous dire ?
    — Je veux dire que le Ciel parraine notre entreprise. Qu’il me pardonne de briser le sceau du secret, mais je dois vous instruire. L’une des invités de cette fête est venue me voir hier pour être reçue en confession. Elle avait un poids sur le cœur. Elle m’a raconté une terrible histoire : l’histoire de la mort de ce jeune Tancrède de Gaillusac qui fut son amant. Tancrède de Gaillusac, le demi-frère d’Edmond de Villefranche, décédé il y a plus de seize ans ! Elle se jugeait en partie responsable de ce meurtre auquel elle avait assisté. Un jeune Apollon, en compte avec le dénommé Tancrède, s’était servi d’elle, l’avait séduite à seules fins d’attiser la colère du jeune mousquetaire. Informé de la trahison de son amante, il surprit un baiser d’adieu. Il tira le fer, le combat s’engagea et l’inconnu terrassa son adversaire avant de disparaître. La mauvaise conscience de madame revint la persécuter. C’est à l’hôtel de Bourgogne qu’elle reconnut le meurtrier de Tancrède. Or, je viens de voir notre repentante parler à Edmond de Villefranche au moment où il devait quitter Adélaïde de Gaillusac.
    — Je crois comprendre. Après le mea culpa , la vengeance. La croix pour l’une, le glaive pour l’autre.
    — Si je n’ai pu entendre la conversation, j’ai vu blêmir le visage du déshérité. Quand il s’écarta de cette femme, il avait la main chevillée à la garde de l’épée. Il va vouloir se battre. Pourvu que le cadet tombe à son tour, alors la fuyante Adélaïde n’aura d’autre choix que de garder sa place. Tâchons d’ébruiter les dessous de cette rencontre par les armes, et nul n’osera accuser le vainqueur d’avoir servi les volontés d’une cabale. Pleurez, Votre Éminence, sur les ravages causés par le mal du siècle : la loi du sang. Aucun gentilhomme qui n’en soit l’esclave. Pleurez sur la vanité des querelles et leurs éternelles successions. Votre protégé est mort tout vif, écrasé sous la roue du destin.
    — Habile. Le destin, en effet, vole à notre secours. Quel est cet homme que doit affronter Edmond de Villefranche ?
    — Je crois qu’il se fait appeler don Juan de Tolède. C’est un aventurier, un batteur d’estrade.
    — A-t-il ses chances ?
    — On le prétend fine lame.
    — Cependant, il faut être certain qu’il combatte à outrance.
    — Certes, nous pourrions l’y inciter, en soutenant sa cause, en faisant un don, en achetant un cadavre. Mais où le trouver ? Ces francs-tireurs n’ont pas d’ancrage. Cependant, il y aurait peut-être un moyen. Ce don Juan se fit remarquer à l’hôtel de Bourgogne pour avoir soutenu l’ascension du jeune comédien, notre bel Hercule, qui déclame pendant que nous raisonnons. Le Cid peut avoir noué des liens de sympathie avec son défenseur. Il doit savoir où loge cet aventurier.
    — Dans ce cas, je prends les choses en main. Ce jeune Hercule est ma foi une jolie pièce. Autant mettre soie sur soie. Je vais l’enlever, le glisser dans mon lit, le couvrir de baisers et de flatteries. Nous parlerons de lui, de son avenir, puis, insidieusement, je l’amènerai à évoquer ce don Juan. Il ne sera pas difficile – s’il peut nous le fournir– d’obtenir le renseignement dont nous avons besoin. Une fois Rodrigue assouvi, l’amant endormi, je n’aurai qu’à m’évader, à prendre le masque et à soudoyer ce duelliste, en lui promettant un regain de fortune, en cas de victoire définitive.
    Vous courez un grand danger, mon fils
    “Tout cela est fort étonnant, n’est-ce pas ? poursuit don Juan de Tolède. On veut capturer le héros du soir afin qu’il aide malgré lui des intrigants à me rencontrer. Mais je suis là, et je vais surgir là où l’on ne m’attend pas. La première chose à faire, c’est de protéger Hercule. La soirée va toucher à sa fin, je sors de mon sommeil à l’heure des applaudissements.
    Edwige de Bellerasse traverse la cour. Elle fait le tour de la scène, interpelle le bel interprète. Je marche sur ses traces en freinant délibérément mon allure, celle d’un vieil homme. Quand j’arrive, discrètement, me cachant