Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
Gardez-vous bien toute l’histoire en mémoire ?
— Sire, les écrits se falsifient, les lettres se dérobent. Dans mes nombreux rapports, j’ai toujours privilégié le récit direct, d’homme à homme, aux correspondances secrètes. Un agent doit voir, entendre, retenir, sans rien omettre. J’ose croire que ma mémoire soit, après l’épée que je reçus en cadeau de monsieur votre parrain, mon arme la mieux aiguisée.
— À la bonne heure. Vous voici donc mis au fait d’une conspiration. Vous venez de surprendre la fuite d’un autre espion, mais il s’échappe si vite que vous ne pouvez l’identifier.
— En effet. Il eût été trop heureux de tout savoir au commencement. Je dois donc, dès le lendemain, retourner informer la reine, madame votre mère.
Au Louvre
Une lueur au fond des yeux, d’Artagnan reprend son récit :
« Arrivé au Palais-Royal, on me fait lanterner.
Autant l’avouer, la patience n’est pas mon fort. J’aime agir sur le fait, brusquer les démarches, parler sans détour, être en chasse. Du reste, j’ai hâte d’avertir Sa Majesté.
Je suis bien resté une heure debout, à sécher sur pied, avant de me résoudre à accepter ce tabouret que l’on me tend.
Depuis le lever du jour, une foule de courtisans a envahi les couloirs et les antichambres. On ose espérer qu’un vent de changement va souffler sur la France, et qu’il ramènera en faveur ces opposants d’hier, tenus en disgrâce loin du Louvre.
De fiers émigrés reviennent d’exil, des proies redevenues prédateurs, depuis la mort du loup, sortent de leurs terriers.
Devant moi, dans la file, quelques plaisants célestins aux grands airs tirent sans crainte leur vengeance en montrant un portrait du cardinal de Richelieu, exposé sur le mur. Ils s’enhardissent à rire de lui, sous sa barbe. Mais c’est là une minorité. Les autres aiment mieux détourner la tête que de croiser le regard de ce juge, et passer sous silence leurs pensées profondes. Tout mort qu’il est, on le sent vivre encore. Peut-être craint-on superstitieusement, sinon d’être conduit par le ministre implacable à la Bastille ou à l’échafaud, du moins de se voir poursuivi en songe par l’âme de son fantôme.
Le roi, votre père, vit ses dernières heures.
Depuis que son confesseur veille à la place du Conseiller, au chevet de Louis le Juste, on imagine unanimement que la charité et le pardon accordé vont succéder à l’heure des châtiments.
En somme, repentant ou non, on vient à la porte de la reine faire entendre ses prières, offrir ses services, quémander une place d’honneur pour sa descendance, une pension pour ses vieux jours, solliciter l’héritage d’une province, le champ du voisin.
On est surpris de ne pas être reçu à bras ouverts. Les demandes seront étudiées, mais rien n’est promis.
Je peux enfin être reçu en audience, dans un cabinet, loin des yeux et des oreilles.
— Ainsi, me dit la reine après que je l’eus informée, mes sentiments, eux, ne m’ont point trompée. Ces hommes oseront tout. Je vous félicite, monsieur le chevalier, pour la rapidité, l’efficacité et la discrétion de votre enquête.
— Votre Majesté est trop bonne, dis-je. Je n’ai eu qu’à approcher à couvert la menace qu’elle apercevait au loin.
— Une menace pourtant si proche que je la sens se mêler à mes pas et me glacer le dos. Hélas, je ressens trop vivement désormais l’angoisse sous le joug de laquelle vécut mon mari le roi ! Ne jamais savoir à quel ami se confier, à quel saint se vouer ! Où placer sa confiance ? Je ne verrai que serpents sous les fleurs, des ombres pour chaque couloir, des poignards dans chaque main !
— Si je puis me permettre, Votre Majesté, voyez comme le roi du ciel vous soutient dans l’épreuve. Il vous ouvre les yeux et vous prévient à temps. Du reste, l’ennemi a toujours quelque chose à nous offrir, à ses dépens. Observez-le et prenez-le en exemple.Comme lui, vous ne devez rien laisser paraître, ne rien laisser percer, ni de vos pensées, ni de vos atouts, jusqu’à l’heure de la sentence. Mettez un masque de politesse sur votre courroux comme il croit vous tromper par un sourire et bien cacher son intrigue sous un dévouement apparent.
— Faut-il vraiment les laisser libres d’agir ?
— Sauf votre respect, vous ne pouvez riposter à la légère. Nous devons les confondre, les nommer un par un, en détaillant le rôle de chacun,
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