Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
Si monsieur de Lanteaume comprend mon refus et mon désir de conserver les coudées franches, sa main, elle, n’en demeure pas moins tendue et demandeuse. Elle ne propose plus une poignée d’amitié, mais elle exige un droit d’octroi. Tout notre butin y passe, à l’exception de ce bijou, m’explique l’aventurier en soulevant la masse de ses cheveux et en décrochant une pierre précieuse de son oreille.
Fortunio continue :
— Nous allons partir, eux de leur côté, nous du nôtre, mais un dernier imprévu nous rend le sourire…
Et don Juan de Tolède achève l’explication, sur ces mots :
— La jeune frondeuse se rapproche et me souffle à l’oreille cette invitation : J’irai jouer quelques pièces rue de l’Ours, à la taverne de la Tour d’Auvergne, ce pendentif pourrait vous servir de mise de départ… joli cœur. »
Un traîneur d’épée sur les pas d’une beauté fatale
— Tout s’explique, dit le roi. Voilà pourquoi le guet ne trouva rien quand il fouilla ces aventuriers…
— En effet, dit d’Artagnan. Et voyez, Majesté, comme ce don Juan aime multiplier les risques et provoquer les imprévus. Il va réunir à une même table, celle de cette taverne de la Tour d’Auvergne , les détrousseurs et les détroussés, la richesse et le brigandage. Nous allons d’ailleurs bientôt nous y rendre vous et moi, mais avant cela, la discussion se prolonge et d’autres rebonds vont se succéder.
« Profitant de cette confiance aveugle que m’accorde le don Juan, j’en profite pour l’interroger sur la raison profonde qui l’amène à Paris. Il me répond sans détour. Et là encore, je suis bien surpris de voir comme tout se rejoint, comme tout se recoupe. Cet aventurier et son second viennent de loin. Ils ont quitté Rome pour suivre une femme. Et cette femme, c’est bien évidemment notre empoisonneuse de la Cabale, la dénommée Desdémone.
Don Juan de Tolède s’est juré de la séduire, de la conquérir. Il n’ignore rien de la terrible réputation qui la précède. Cette odeur de soufre qui l’entoure, la mort marchant sur ses pas, tout cela élève la partie à de nouveaux échelons… Fortunio, lui, reste sur ses gardes. Il suit le séducteur imprudent en répétant les signes de croix. Quand celui-ci prétend qu’une telle femme peut vous faire courir et vous conduire en Enfer, s’il le faut… qu’ un baiser de sa bouche vaut tous les paradis du ciel, toutes les gloires de ce monde, Fortunio ne peut se retenir de lancer ces avertissements : À quel prix ? Celui de sa vie, celui de son âme. Il juge sans hésitation : Cette femme est un poison, cette femme est un serpent, cette femme est le Diable . Me voyant troublé, Fortunio continue : Les rumeurs les plus folles courent à son sujet. Elle fabriquerait un élixir de jouvence à l’aide du sang jeune et vigoureux de ses amants, des amants sacrifiés dans leur sommeil, passé quelques nuits de plaisir… Oui, elle passerait le temps et les âges sans vieillir, comme un spectre retenu entre deux mondes !
Toutes ces paroles, toutes ces spéculations font sourire l’aventurier.
D’ailleurs, s’il se sent puissamment attiré par cette femme, c’est parce qu’il pense lui ressembler, jusque dans la laideur de ses actes. Oui, monsieur d’Artagnan , me dit-il, ne vous fiez pas aux apparences, je suis un homme de sac et de corde, je n’ai aucune honte, hélas, à tomber au plus bas. Il m’est arrivé de vendre mon épée contre une livre de vin, pour un morceau de pain, pis encore, pour passer le temps. Et, croyez-moi, l’affaire n’était jamais que sordide. Vendre son épée, c’est prostituer son art, le monnayer à des chiens pour satisfairedes lâches. Au mieux, on se bat dans les règles, face à face, et la victime périt d’une mort honorable, la morale est sauve. Au pire, on plante sa lame entre deux portes, au dos d’un inconnu, on laisse un cadavre après soi, on ne se retourne pas, on poursuit sa route du même pas, on reçoit sa bourse d’un passant qui vous croise et ne vous salue pas. Le soir venu, avec l’argent reçu, on fait la noce ou l’on joue ses gains sur un tour de table… on perd le tout. Le lendemain, il faut se refaire. Voilà quelle sorte d’homme vous parle, d’Artagnan : un homme capable du pire, ne l’oubliez pas. »
À la croisée des chemins
Le jeune roi reste muet. Quel est donc ce don Juan ? Peut-il être aussi méprisable qu’il le prétend ? Assurément,
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