Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
n’en sera que plus fort, il viendra de plus loin. Soudain, Molière s’arrête.
Il lève les yeux, voit le porche de la cathédrale : Paris ! Et dire que je vais devoir quitter tout cela ! La beauté de ses architectures, le carillon incessant de ses mille églises, ses maîtres et ses orateurs, son passé glorieux et son avenir en marche !
Du reste, si la décision est prise, il faut encore convaincre les autres, la troupe.
Molière aura-t-il le courage de partir seul affronter l’inconnu (non pas le monde, puisque le monde est à Paris) ? Madeleine le suivra-t-elle ? Au fond de lui Molière espère aussi retrouver cette bohémienne, la croiser encore !
Si personne ne venait, il y aurait peut-être moyen de partir avec elle, à son bord. Allons, Molière , se dit-il, il faut voir le bon côté des choses, ce départ, c’est l’aventure, la découverte, le changement.
Mais tout cela flotte au loin, irréel, insaisissable.
Molière a passé le Petit Pont, rue de la Huchette, le voici rue de la Harpe et il a soif.
Une taverne lui fait face, il entre.
C’est sans doute l’un des derniers verres que je vais prendre ici, se dit-il en soupirant.
— Diable, il n’y a pas grand monde dans ce cabaret, dit Molière en passant le seuil.
Il s’apprête à faire demi-tour, à aller ailleurs chercher un peu de compagnie, un peu de chaleur humaine, le brouhaha desbavardages, mais une voix venue du fond de la salle – vide, par ailleurs – l’en dissuade.
L’inconnu dans la salle
— Si c’est du monde que vous voulez voir, il faudra marcher vers la place de Grève. Ignorez-vous qu’il se joue là-bas une pièce de premier ordre ?
— En vérité, monsieur, dit Molière, je l’ignorais.
— Une décollation. Couic !
— Le bourreau surpasse le comédien, dit Molière et le drame l’emporte encore sur le rire ! On le hait, on le craint, mais on ne manque jamais une de ses apparitions. J’aimerais pouvoir vider ainsi toutes les tavernes de Paris.
— Ah ! Vous êtes donc comédien ?
Molière s’approche de son interlocuteur. Il le distingue fort mal encore. Ce que Molière peut voir distinctement, c’est ce qui se trouve devant l’individu, posé sur la table : un feutre aux bords retroussés, une rapière à longue lame, arme de race, une pipe fumante et un broc de vin que l’homme a vidé… puisqu’il fait signe à l’hôtelier de le lui remplir à nouveau.
Tout cela n’effarouche pas pour autant le jeune comédien. Il se fie à son oreille, c’est-à-dire à la voix de cet homme. Et cette voix ne lui déplaît pas. Ce genre d’individu doit avoir des choses à raconter, se dit Molière, qui au fond, ne demande qu’à les entendre. La vie des autres, c’est pour le comédien une pluie sur une terre en amour . Il faut s’en imprégner, il en sort toujours quelque chose de fertile. Sans ces témoignages authentiques, comment donner chair et vie à ces figures de papier qui devront porter sur la page ou le devant de la scène les douleurs, les contradictions, les égarements, les tourments et les aspirations des hommes ?
— Comédien ? Certainement, répond Molière, je rajouterais bien dramaturge, mais je n’en ai plus les moyens, faute de preuve à l’appui.
L’individu se lève et invite Molière à s’asseoir, en face de lui.
— Auteur, comédien… Dans ce cas, vous savez lire ?
Un honnête homme
— Assurément, cher monsieur, dit Molière en s’asseyant. Cette tête que vous voyez peser sur mes épaules manqua même d’être celle d’un avocat.
L’individu arrête l’aubergiste, lui demande un autre verre. Celui-ci s’exécute et revient aussitôt. Le gobelet posé devant Molière est rempli à rouge bord. L’individu veut trinquer avec son interlocuteur. On choque les récipients.
— Un honnête homme ! dit l’inconnu. Vous êtes celui qu’il me faut.
Molière boit une gorgée et répond, tel Ulysse revenu d’un long voyage et de bien des illusions :
— Pour être honnête, il ne suffit pas de parler la langue d’Homère ou de Virgile, il faut encore ne pas les faire rougir en empruntant leurs paroles.
— Jeune homme, vous m’êtes sympathique. Je me fie à mon nez, et vous avez une bonne tête.
— Le compliment me va droit au cœur, dit Molière avec un demi-sourire.
Non, il ne regrette pas d’avoir accepté l’invitation. Le visage de cet homme, qu’il peut maintenant voir en détail, a toute une palette d’expressions, tout un
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