Don Juan de Tolède, mousquetaire du Roi
brusquer un puissant seigneur.
Il arrive le rouge au front, les mâchoires serrées et les poings fermés.
Il s’arrête à la fenêtre du véhicule, mais l’étonnement est trop fort. Il s’attendait à dévisager un homme, non un ange.
La grâce l’emporte sur la vindicte. La beauté, le rayonnement de cette femme dont le nom et la réputation restent encore inconnus de tous – à quelques rares exceptions près – éblouissent l’interprète et le laissent sans voix.
Cependant, la femme n’est pas seule.
À bord de son carrosse, un homme montre également la moitié de son visage. Celle qui reste humaine. C’est le fidèle compagnon de l’empoisonneuse, homme équivoque et défiguré, que j’avais déjà aperçu la veille, au soir de la réunion des conspirateurs.
Si le conseiller s’est jusque-là contenté de garder le silence et le retrait, il juge bon d’intervenir. Il n’ouvre pas la bouche, mais il tire du fourreau quelques pouces d’acier de sa canne-épée. Le geste échappe à celui qui se trouve face à la portière, empêtré dans son désarroi. La main de l’Italienne s’oppose discrètement à cette démarche. Là encore, le mouvement vaut la parole. Il commande et l’arme est rengainée.
— Aimez-vous le théâtre, monsieur ?
Monsieur… Ce simple mot, prononcé par ces lèvres, avec un accent si doux et une intention si respectueuse, prend de l’altitude. Il élève celui à qui il est destiné au-dessus du vulgaire.
Le pauvre homme s’attendait à affronter la morgue d’un aristocrate, à devoir lever les talons pour braver la supériorité du sang ou de l’argent. La surprise est totale. Elle a commencé par le rendre sot, à présent, elle lui réchauffe le cœur et flatte son orgueil.
— Madame, dit l’homme en se découvrant aussitôt, les journées sont longues et je gagne mon pain. Sauf votre grâce, le théâtre, c’est pour les riches et les paresseux.
— Monsieur Corneille, la fierté de votre belle nation, ne serait pas de votre avis, répond la femme. Il verrait dans votre réserve les préjugés d’une autre époque et vous parlerait comme s’il s’adressait à vos pères, en ces termes :
À présent, le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes
Les délices du peuple et le plaisir des grands.
L’homme reste bouche bée. Ceux qui ont entendu la réplique sont également stupéfaits. Cette stupéfaction va crescendo. Les uns n’en croient pas leurs yeux, les autres se demandent s’ils ne doivent pas tendre la main pour recevoir à leur tour les générosités de cette mystérieuse donatrice, à l’accent pittoresque.
Car Desdémone, après avoir cité le grand auteur, offre une poignée de pièces d’or :
— Tenez, dit-elle, soyez mes invités, vous et les vôtres. L’homme ne se nourrit pas que de pain.
Son interlocuteur n’ose accepter. Il reste figé, les bras raides.
— Prenez, insiste Desdémone, vous avez eu le courage de venir les mains nues et sans savoir à qui vous alliez vous opposer. La bravoure a de la noblesse. Je me dois d’en montrer à mon tour pour être votre égale.
Votre égale … assurément, les politesses, le ton de cette femme sont tout à fait extraordinaires. Jamais on entendit tel langage adressé de si haut à si modeste individu.
— Madame, je ne sais que dire, répond l’homme en prenant l’offrande.
Cependant, la route reste encombrée et l’émissaire, qui tarde à revenir victorieux de sa démarche, semble avoir besoin de renforts. La femme de ce préposé arrive avec ses gros sabots. Elle n’a pas la large carrure de son mari, mais elle entend sans doute montrer davantage d’autorité. Ce qui abattit la colère du premier embrase la jalousie de la seconde.
En voyant cette dame resplendissante, dont le visage est si altier, elle doit se trouver par comparaison bien laide et bien fade, dans ses draps bruns de travailleuse, avec son bonnet de chiffon blanc sur la tête. Que vient faire là cette monnaie d’or aux mains calleuses de son mari ? Elle se demande quelle intrigue vient de se jouer à son insu. Quelle que soit la scène dont elle est la dupe, l’argent sale reste bon à prendre. Elle l’arrache à ce traître et l’empoche aussitôt, avant de rentrer en
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