Don Juan
toi, Juan, et te dis adieu !
– Tue-moi, tue-moi ! cria don Juan dans un sanglot ! Tue-moi, Fernand, cher Fernand ! Mais n’insinue pas que Rosa a pu demander qu’on la venge en me faisant du mal, je ne te croirais pas, et si tu l’affirmes, je t’en donne le démenti !
Le comte de Girenna tira lentement son poignard et le planta à la suite des trois autres.
Ces quatre dagues, avec leurs poignées, faisaient des croix : devant les croix, les quatre seigneurs s’inclinèrent, puis fléchirent le genou, puis, se relevant, étendirent la main en signe d’irrévocable résolution. Cela se fit avec la gravité du geste espagnol, avec cette solennité d’attitude que leur donnait leur foi puissante.
– Donc, nous sommes d’accord ? dit alors Canniedo.
– D’accord ! répondirent les trois.
– Juan, reprit Canniedo, nous ne t’offrons pas le duel, il s’agit ici d’une exécution. Nous avons longuement pesé la chose : elle est inévitable. Il y a trop de malheurs sur ton passage. Toi-même tu dois convenir que cela ne peut durer. Nous allons donc te tuer… As-tu l’intention de te défendre ?
– Jusqu’à mon dernier souffle ! répondit don Juan. Je bois à vous, chers seigneurs – et, ayant lui-même rempli sa coupe, il la vida avec une amoureuse lenteur. Ma dague, ma bonne dague, forgée pour moi à Milan par l’illustre Negroll en personne, la voici !
Et il la planta dans la table en face des autres.
– Elle vaut à elle seule ces quatre qui la regardent. J’ai vingt-deux ans, mes nobles hôtes. Longue est la route qui s’ouvre à mes yeux éblouis, bordée de fleurs, embaumée de parfums, éclairée par les magiques soleils de l’amour… Ô vie, ô vie si douce, tu me souris encore, et si je meurs, c’est en te bénissant, c’est en te donnant mes derniers regrets que je fermerai mes paupières… Attaquez, chers amis, attaquez bravement, et vous verrez comment Juan Tenorio sait défendre son rêve.
– Un instant ! dit Canniedo en contenant ses compagnons. Tu fais bien de te défendre, Juan. Mais l’issue ne saurait être douteuse : tu ne sortiras pas d’ici vivant. Or nous sommes chrétiens, par le ciel ! Donc, si tu as une volonté dernière, dis-la sans crainte. Sur le salut de nos âmes, elle sera accomplie. Est-ce vrai, seigneurs ?
Les trois étendirent la main sur la croix de leurs dagues comme pour s’engager par un serment.
– Une volonté dernière ? dit don Juan. Certes. Et la voici : que ma mort soit tenue secrète. Inventez un long voyage, ou ce que vous voudrez… mais qu’elles ignorent ! qu’elles ne sachent jamais ! que toujours elles espèrent ! Ô Christa, ô Silvia, ô Rosa, ô Flor, ô Pia, ô Carmen, ô Laura… ô toutes… Qui sait quel désespoir frapperait vos chères âmes si vous veniez à savoir que Juan Tenorio n’est plus !
– C’est bien ! dit Canniedo. Il en sera ainsi. Tu peux mourir tranquille. Maintenant, défends-toi, Juan Tenorio, car nous venons à toi !
Ils arrachèrent leurs poignards de la table, et don Juan saisit le sien.
Canniedo et Girenna s’avancèrent en contournant la table par la gauche ; Veladar et Zafra exécutèrent le même mouvement par la droite.
Juan Tenorio s’était reculé jusqu’au mur auquel il s’adossa. Et là, le poignard au poing, ramassé sur lui-même, il attendit, affreusement pâle, tandis que de grosses gouttes de sueur se détachaient de son visage et tombaient jusque sur ses mains.
Les quatre s’assemblèrent au milieu de la salle, ayant la table derrière eux. Là, ils eurent un arrêt. Un arrêt, non sans une hésitation. Sur leurs figures, pas de haine, mais quelque chose de plus terrible : la conviction qu’ils allaient détruire une sauvage, atroce, monstrueuse et venimeuse bête. Le groupe était sinistre, l’instant funèbre, le silence formidable.
Tout à coup ils se mirent en marche…
… Et la stupeur les pétrifia ! Là ! derrière eux, un fracas ! un retentissant fracas ! Verres, cristaux se brisent ! Assiettes, flacons s’entre-choquent ! Tout le service de la table houle, roule, s’écroule !…
Une même impulsion les retourna, et ils virent – effarés d’horreur, ils virent ! – oui, de leurs yeux, bien éveillés, tous les quatre, ils virent, ils virent que la table se dressait debout !…
Tout debout dressée, dressée sur deux de ses pieds, dressée d’un air farouche, cabrée comme une furieuse cavale ! Elle
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